Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
acte
d’injustice qui aurait pu devenir profitable à l’oncle de l’empereur. Arcadius
se laissa facilement persuader de punir cette insulte supposée, et le préfet de
l’Orient résolut d’exécuter en personne l’affreuse vengeance qu’il méditait
contre l’ingrat à qui il avait délégué une partie de sa puissance. Rufin partit
pour Antioche, parcourut sans s’arrêter l’espace de sept à huit cents milles
qui sépare cette ville de Constantinople, arriva au milieu de la nuit, dans la
capitale de la Syrie, et répandit une consternation universelle chez un peuple
qui ignorait ses desseins, mais qui connaissait son caractère. On traîna le
comte de quinze provinces de l’Orient, comme un vil malfaiteur, devant le
tribunal arbitraire de Rufin ; malgré les preuves les plus évidentes de son
intégrité, et quoiqu’il ne se présenta pas un seul accusateur, Lucien fut
condamné, presque sans procédure, à souffrir un supplice cruel et ignominieux.
Les ministres du tyran, par l’ordre et en présence de leur maître, le
frappèrent sur le cou, à coups redoublés, de longues courroies garnies de plomb
à leur extrémité ; et lorsque l’infortuné Lucien tomba sans connaissance sous
la main de ses bourreaux, on l’emporta dans une litière bien fermée pour
dérober ses derniers gémissements à l’indignation des citoyens. Aussitôt après
cette action barbare, seul objet de son voyage, Rufin partit d’Antioche pour
retourner à Constantinople, chargé de la haine profonde et des secrètes
malédictions d’un peuple tremblant ; et sa diligence fut accélérée par l’espoir
de célébrer en arrivant le mariage de sa fille avec l’empereur de l’Orient [3363] .
Mais Rufin éprouva bientôt qu’un ministre ambitieux et
prudent, qui tient un monarque enchaîné par les liens invisibles de l’habitude,
ne doit jamais s’en éloigner, et que dans son absence il doit peu compter sur
le mérite de ses services, et moins encore sur la faveur d’un prince faible et
capricieux. Tandis que le préfet rassasiait à Antioche son implacable
vengeance, le grand chambellan Eutrope, à la tête des eunuques favoris,
travaillait secrètement à détruire sa puissance, dans le palais de
Constantinople. Ils découvrirent qu’Arcadius n’avait point d’inclination pour
la fille de Rufin, et que ce n’était point de son aveu qu’elle lui était
destinée pour épouse. Ils travaillèrent à lui substituer la belle Eudoxie,
fille de Bauto [3364] ,
général des Francs. au service de Rome, et qui avait, été élevée, depuis la
mort de son père, dans la famille des fils de Promotus. Le jeune empereur, dont
la chasteté était encore intacte, grâce aux soins pieux et vigilants d’Arsène [3365] , son
gouverneur, écoutant avec l’émotion du désir les descriptions séduisantes des
charmes d’Eudoxie. Son portrait acheva de l’enflammer, et le faible Arcadius
sentit la nécessité de cacher ses desseins à un ministre intéressé à les
combattre. Peu de jours après l’arrivée de Rufin, la cérémonie du mariage de
l’empereur fut annoncée au peuple de Constantinople, qui se préparait à célébrer,
par des acclamations mensongères, les noces de la fille du préfet. Une suite
brillante d’eunuques et d’officiers sortit des portes du palais avec toute la
pompe de l’hyménée, portant à découvert le diadème, les robes et les ornements
précieux destinés à l’impératrice. Les rues où devait passer ce cortège
solennel étaient ornées de guirlandes et remplies de spectateurs ; mais, quand
il fut vis-à-vis de sa maison des fils de Promotus ; le premier eunuque y entra
respectueusement, revêtit la belle Eudoxie de la robe impériale, et la
conduisis en triomphe au palais et dans le lit d’Arcadius [3366] . Une
conspiration tramée contre Rufin avec tant de secret, et exécutée avec un si
grand succès, imprima un ridicule indélébile sur le caractère d’un ministre qui
s’était laissé tromper dans un poste où la rase et la dissimulation constituent
le mérite essentiel. Il vit avec un mélange de crainte et d’indignation la
victoire de l’eunuque audacieux qui l’avait supplanté dans la faveur de son
maître ; et sa tendresse, ou du moins son orgueil fut blessé de l’affront fait
à sa fille, dont l’intérêt était inséparablement lié avec le sien. Au moment où
il se flattait de devenir la tige d’une longue suite de monarques, une fille
obscure et
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