Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
la dissimulation et la fausseté ont été bannies du
commerce ordinaire de la société ; elles ne semblent pas, moins indigne de
la majesté du gouvernement : cependant, tolérées en quelque sorte dans le
cours des affaires publiques, elles ne nous présentent pas alors la même idée
de bassesse. Dans le simple particulier, elles sont la preuve d’un manque de
courage personnel ; dans l’homme d’État, elles indiquent seulement un défaut de
pouvoir. Comme il est impossible au plus grand génie de subjuguer par sa propre
force des millions de ses semblables, le monde paraît lui accorder la
permission d’employer librement, sous le nom de politique, la ruse et la
finesse. Mais les artifices de Sévère ne peuvent être justifiés par les
privilèges les plus étendus de la raison d’État. Ce prince ne promit que pour
trahir, nie flatta que pour perdre ; et quoique, selon les circonstances,
il se trouvât lié par des traités et par des serments, sa conscience, docile à
la voix de son intérêt, le dispensa toujours de remplir des obligations
gênantes [403] .
Si ses deux compétiteurs, réconciliés par un danger commun,
se fussent avancés contre lui sans délai, peut-être Sévère aurait-il succombé
sous leurs efforts réunis. S’ils l’eussent attaqué en même temps, avec des vues
différentes et des armées séparées, la victoire aurait pu devenir longue et
douteuse ; mais attirés dans le piége d’une sécurité funeste par la modération
affectée d’un adroit ennemi, et déconcertés par la rapidité de ses exploits,
ils tombèrent successivement victimes de ses armes et de ses artifices. Sévère
marcha d’abord contre Niger, celui dont il redoutait le plus la réputation et
la puissance ; mais, évitant toute déclaration de guerre, il supprima le
nom de son antagoniste et déclara seulement au sénat et au peuple qu’il se
proposait de rétablir l’ordre dans les provinces de l’Orient. En particulier,
il parlait de Niger, son ancien ami, avec le plus grand intérêt ; il
l’appelait même son successeur au trône [404] ,
et applaudissait hautement au dessein généreux qu’il avait formé de venger la
mort de Pertinax. Il était du devoir de tout général romain de punir un vil
usurpateur : ce qui pourrait le rendre criminel [405] ; serait de
continuer à porter les armes, et de se révolter contre l’empereur légitime,
reconnu solennellement par le sénat. On retenait à Rome les enfants de tous les
commandants de provinces, comme des gages de la fidélité de leurs parents [406] ; parmi eux
s’étaient trouvés ceux de Niger. Maître de la capitale, Sévère fit élever avec
le plus grand soin les fils du gouverneur de Syrie, et il leur fit donner la
même éducation qu’à ses propres enfants, tant que la puissance de Niger inspira
de la terreur ou même du respect ; mais ces infortunés furent bientôt
enveloppés dans la ruine de leur père et soustraits à la compassion publique
par l’exil, ensuite par la mort [407] .
Tandis que Sévère portait la guerre en Orient, il avait
raison de craindre que le gouverneur de Bretagne, après avoir passé la mer, et
franchi les Alpes, ne vînt occuper le trône vacant, et ne lui opposât
l’autorité du sénat soutenue des forces redoutables de l’Occident. La conduite
équivoque d’Albinus, qui n’avait point voulu prendre le titre d’empereur,
ouvrait un champ libre à la négociation. Oubliant à la fois et ses
protestations de patriotisme et la jalousie d’un pouvoir suprême, qu’il avait
voulu obtenir, ce général accepta le rang précaire de César, comme une
récompense de la neutralité fatale qu’il promettait d’observer. Sévère, jusqu’à
ce qu’il se fût défait de son premier compétiteur, traita toujours avec les
plus grandes marques d’estime et d’égard un homme dont il avait jure la
perte ; et même dans la lettre où il lui apprend la défaite de Niger, il
l’appelle son frère et son collègue; il le salue au nom de sa femme Julie, et
de ses enfants, et il le conjure de maintenir les armées de la république dans
la fidélité nécessaire à leurs intérêts communs. Les messagers chargés de
remettre cette lettre avaient ordre d’aborder le César avec respect, de lui
demander une audience particulière, et de lui plonger le poignard dans le sein [408] . Le complot fut
découvert. Enfin le trop crédule Albinus passa sur le continent, résolu de
combattre un rival
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