Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
la fin d’un homme qui avait
dépensé des trésors immenses pour monter sur un trône chancelant et orageux,
qu’il occupa seulement pendant soixante-six jours [396] . La diligence
presque incroyable de Sévère, qui, dans un si court espace de temps, conduisit
une armée nombreuse des rives du Danube aux bords du Tibre, prouve à la fois
l’abondance des provisions produites par l’agriculture et par le commerce, la
bonté des chemins, la discipline des légions, et l’indolente soumission des
provinces conquises [397] .
Les premiers soins de Sévère furent consacrés à deux mesures
dictées, l’une par la politique, et l’autre par la décence, d’abord de venger
Pertinax, et ensuite de rendre à ce prince les honneurs dus à sa mémoire. Avant
d’entrer dans Rome, le nouvel empereur commanda aux prétoriens d’attendre son
arrivée dans une grande plaine près de la ville, et de s’y rendre sans armes,
mais avec les habits de cérémonie dont ils étaient revêtus lorsqu’ils
accompagnaient le souverain. Ces troupes hautaines, moins touchées de repentir
que frappées d’un juste terreur, obéirent à ses ordres. Aussitôt un détachement
choisi de l’armée d’Illyrie les environna l’épée tournée contre eux. La
résistance ou la fuite devenait impossible ; et les prétoriens attendaient leur
sort en silence et dans la consternation. L’empereur, monté sur son tribunal,
leur reprocha sévèrement leur perfidie et leur lâcheté, les cassa avec
ignominie, les dépouilla de leurs magnifiques ornements, et leur défendit, sous
peine de mort, de paraître à la distance de cent milles de Rome. Pendant cette
exécution, d’autres troupes avaient reçu ordre de s’emparer de leurs armes,
d’occuper leur camp fortifié, et de prévenir les suites funestes de leur
désespoir [398] .
On célébra ensuite les funérailles de Pertinax avec toute la
magnificence. dont était susceptible cette triste cérémonie [399] . Le sénat
rendit, avec un plaisir mêlé d’amertume, les derniers devoirs à cet excellent
prince, qu’il avait chéri et qu’il regrettait encore. La sensibilité de son
successeur était probablement moins sincère : il estimait les vertus de
Pertinax ; mais ses vertus lui auraient fermé le chemin du trône, unique
objet de son ambition. Sévère prononça son oraison funèbre avec une éloquence
étudiée ; et, malgré la satisfaction intérieure qu’il ressentait, il parut
pénétré d’une véritable douleur. Ces égards respectueux pour la mémoire de
Pertinax, persuadèrent à la multitude crédule que Sévère méritait seul
d’occuper sa place. Cependant ce prince, convaincu que les armes, et non de
vaines cérémonies, devaient assurer ses droits, quitta Rome au bout de trente
jours, et, sans se laisser éblouir par l’éclat d’une victoire facile, il se
disposa à combattre des rivaux plus formidables.
Sa fortune et ses talents extraordinaires ont porté un
historien élégant à le comparer au premier et au plus grand des Césars [400] : le
parallèle est au moins imparfait. Où trouver dans le caractère de Sévère la
supériorité éclatante, la grandeur d’âme, la générosité, la clémence de César,
et surtout ce vaste génie qui savait réunir et concilier l’amour du plaisir, la
soif des connaissances et le feu de l’ambition [401] ? Si ces deux
princes ont quelques rapports entre eux, ce n’est que dans la célérité de leurs
entreprises et dans les victoires remportées sur leurs concitoyens. En moins de
quatre ans [402] ,
Sévère subjugua les provinces opulentes de l’Asie et les contrées belliqueuses
de l’Occident ; il vainquit deux compétiteurs habiles et renommés, et
défit des troupes nombreuses, non moins aguerries et aussi bien disciplinées
que ses soldats. Tous les généraux romains connaissaient alors l’art de la
fortification et les principes de la tactique : la supériorité constante
de Sévère fut celle d’un artiste qui fait usage des mêmes instruments avec plus
d’adresse et d’industrie que ses rivaux. Je ne donnerai point la description
exacte de toutes ses opérations militaires : comme, les deux guerres civiles
soutenues contre Niger et contre Albinus différent très peu dans la conduite,
dans les succès, et dans les suites, je rassemblerai sous un seul point de vue
les circonstances les plus frappantes, qui tendent à développer le caractère du
vainqueur et l’état de l’empire.
Si
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