Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
faut en même temps imaginer comme une activité physique et corporelle. Seuls en effet, pour les Stoïciens comme pour les fils de la terre que Platon réprimandait dans le Sophiste , les corps existent ; car ce qui existe, c ’ est ce qui est capable d ’ agir ou de pâtir et seuls les corps ont cette capacité. Les « incorporels » , qu ’ ils appelaient aussi intelligibles, sont ou bien des milieux entièrement inactifs et impassibles, comme le lieu, l ’ espace ou le vide, ou bien ces exprimables énoncés par un verbe, qui sont les événements ou aspects extérieurs de l ’ activité d ’ un être, ou en un mot tout ce que l ’ on pense à l ’ occasion des choses, mais non pas des choses.
La raison, puisqu ’ elle agit, est donc un corps ; et la chose qui subit son action, ou qui pâtit est aussi un corps et s ’ appelle la matière [430] . Un agent, raison ou dieu, un patient, matière sans qualité qui se prête avec une complète docilité à l ’ action divine, c ’ est-à-dire un corps actif qui agit toujours sans pâtir jamais, et une matière qui pâtit sans jamais agir, tels sont les d eux principes admis par la physique. L ’ un est cause, et même l ’ unique cause, à laquelle toutes les autres se ramènent, p.309 agissant par sa mobilité, l ’ autre est ce qui reçoit sans résistance l ’ action de cette cause.
Cette dynamique qui, par un de ses principes (celui d ’ une action qui s ’ exerce sans réaction), reste aristotélicienne, mais qui, par un autre (celui d ’ un premier moteur mobile et d ’ une matière-chose faite d ’ un corps concret), lui est tout à fait contraire, ne peut avoir son plein sens que grâce à un dogme physique des plus étranges et des plus indispensables du stoïcisme, celui du mélange total ; deux corps peuvent s ’ unir en se mêlant par juxtaposition, comme on peut mêler des graines d ’ espèces différentes, ou en se confondant en un, comme dans un alliage de métaux ; mais ils peuvent aussi se mélanger d ’ un mélange total, de façon à s ’ étendre, sans rien perdre de leur substance et de leurs propriétés, l ’ un à travers l ’ autre, si bien qu ’ on trouve à la fois ces deux corps en quelque portion que ce soit de leur espace commun ; c ’ est ainsi que l ’ encens s ’ étend à travers l ’ air, le vin à travers la masse d ’ eau à laquelle on le mélange, fût-ce celle de la mer entière [431] . Or c ’ est de cette manière que le corps agent s ’ étend à travers le patient, la Raison à travers la matière et l ’ âme à travers le corps. L ’ action physique ne peut se concevoir que grâce à la formelle négation de l ’ impénétrabilité ; c ’ est l ’ action d ’ un corps qui en pénètre un autre et qui est partout présent en lui. C ’ est ce qui donne au matérialisme stoïcien ce caractère si particulier qui le rapproche du spiritualisme. Le souffle matériel (πνευ̃μα) qui traverse la matière pour l ’ animer est tout prêt à devenir esprit pur.
La cosmologie grecque a toujours été dominée par l ’ image d ’ une période ou grande année au bout de laquelle les choses reviennent à leur point de départ et recommencent à l ’ infini un nouveau cycle : ceci est vrai en particulier des Stoïciens. L ’ histoire du monde est faite de périodes alternées dans l ’ une p.310 desquelles le dieu suprême ou Zeus, identique au feu ou à la force active, a absorbé et réduit en lui-même toutes les choses, tandis que, dans l ’ autre, il anime et gouverne un monde ordonné (διακόσμησις), Le monde, tel que nous le connaissons., s ’ achève donc par une conflagration qui fait tout rentrer dans la substance divine ; puis il recommence, exactement identique à ce qu ’ il était, avec les mêmes personnages et les mêmes événements ; retour éternel rigoureux, qui ne laisse place à aucune invention [432] .
La physique ou cosmologie n ’ est que le détail de cette histoire : du feu primitif (qu ’ il faut se figurer non pas comme le feu destructeur que nous utilisons sur la terre, mais plutôt comme l ’ éclat lumineux du ciel) , naissent, par une suite de transmutations tous les quatre éléments : une partie du feu se transforme en air, une partie de l ’ air en eau ; une partie de l ’ eau en terre ; puis le monde naît ; parce qu ’ un souffle igné ou pneuma divin pénètre dans l ’ humide. D ’
Weitere Kostenlose Bücher