Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
en ce qui nous arrive : c ’ est dire qu ’ il n ’ y a aucune raison de vouloir un contraire plutôt que l ’ autre, la richesse plutôt que la pauvreté, la maladie plutôt que la santé. Mais poussons plus loin l ’ analyse : si nous considérons l ’ état de l ’ homme imparfait, santé et richesse ont pour lui plus de prix et de valeur que maladie et pauvreté parce qu ’ elles sont plus conformes à la nature ou satisfont mieux les inclinations. Pour l ’ homme parfait, santé et maladie ne sont pas de même ordre que ce qu ’ il recherche, à savoir la volonté droite ou conforme à la nature ; cette volonté droite est tout à fait indépendante de l ’ un ou de l ’ autre, et elle persiste dans les deux ; elle a donc une valeur incomparable. Mais il p.328 ne s ’ ensuit pas du tout que, même pour l ’ homme parfait, l ’ un n ’ ait pas plus de valeur que l ’ autre si on les compare ensemble ; ce qui distingue l ’ homme parfait, c ’ est qu ’ il n ’ a pas d ’ attachement plus grand à l ’ un qu ’ à l ’ autre, et surtout qu ’ il n ’ a pas d ’ attachement inconditionnel ; il choisirait la maladie par exemple, s ’ il savait qu ’ elle est voulue par le destin ; mais, toutes choses égales d ’ ailleurs, il choisira plutôt la santé. D ’ une manière générale, sans les vouloir du tout comme il veut le bien, il considère comme préférables , (προηγμένα) les objets conformes à la nature, santé, richesses, et comme non préférables (α̉ποπροηγμένα) les choses contraires à la nature.
Les Stoïciens peuvent donc ainsi dresser une liste des actions convenables (καθήκοντα, officia ), qui sont comme les fonctions ou devoirs de l ’ être raisonnable, capable de sauvegarder sa propre vie et celle de ses semblables : soins du corps, fonction d ’ amitié et de bienfaisance, devoirs de famille, fonctions politiques. L ’ accomplissement de ces fonctions, qui n ’ est ni un bien ni un mal, peut exister chez tous les hommes, et ainsi peut prendre naissance une morale secondaire, une morale des imparfaits qui s ’ adresse à tous ; cette morale pratique (morale des conseils ou parénétique) a reçu plus tard un grand développement et, par elle, le stoïcisme s ’ est inséré dans la vie commune. Le sage et l ’ imparfait ont exactement mêmes devoirs, à tel point que le sage, si parfait et heureux qu ’ il soit, devra quitter la vie par le suicide, s ’ il subit en excès des choses contraires à sa nature. Pourtant leur conduite n ’ est la même qu ’ en apparence et extérieurement ; là où l ’ imparfait accomplit un simple devoir (καθη̃κον), le sage accomplit un devoir parfait (καθη̃κον τέλειον) ou action droite (κατόρθωμα), grâce à son accord conscient avec la nature universelle ; de plus, il sait bien que ce devoir n ’ a qu ’ une valeur de vraisemblance, et qu ’ il y a tels cas où il vaut mieux renoncer à ses devoirs de famille ou de magistrat [465] .
p.329 Le devoir ou fonction n ’ a donc jamais une forme catégorique ; de là le développement de toute une littérature de conseils (parénétique) qui, laissant de côté les principes abstraits, examine et pèse les cas individuels et donne lieu parfois à une vraie casuistique. La liberté d ’ esprit des premiers stoïciens à l ’ égard des devoirs sociaux par exemple était de fait assez grande pour que l ’ on trouve chez eux des traits qui rappellent le cynisme le plus radical, prônant par exemple la communauté des femmes [466] .
Telle est la théorie stoïcienne de l ’ action, si contradictoire d ’ apparence ; il faut bien voir que l ’ indifférence à l ’ égard des choses exprime non pas la faiblesse, mais la vigueur même de la volonté qui consent à se manifester par le choix d ’ une action, mais qui ne veut ni s ’ y restreindre ni s ’ y fixer.
La morale stoïcienne ne quitte jamais, dès son principe, la description de l ’ homme agissant ; elle ne cherche nul bien en dehors de la disposition volontaire ; il s ’ ensuit qu ’ elle ne peut se réaliser entièrement que par la description de l ’ être qui possède la vertu, la description du sage. Le sage est l ’ être qui ne garde en son âme plus rien qui ne soit entièrement raisonnable, étant lui-même une raison ou un verbe ; donc il ne commettra aucune erreur ; tout ce qu ’ il fera,
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