Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
pas moins vrai que chacune s ’ exerce en une sphère d ’ action distincte et doit s ’ apprendre séparément [456] .
Le passage de l ’ état primitif d ’ innocence, où toutes les inclinations sont droites, à l ’ état où les inclinations sont remplacées par la volonté réfléchie et la vertu ne se fait pas d ’ une manière aussi aisée que le laisserait croire notre exposé. Les aspirants à la vie vertueuse ne sont pas des innocents, mais des pervertis ; les inclinations primitives n ’ ont pas persisté, mais en se déformant ou s ’ exagérant, en particulier sous l ’ influence du milieu social qui déprave l ’ enfant, elles sont devenues des passions, chagrin, peur, désir ou plaisir, qui troublent l ’ âme et font obstacle à la vertu et au bonheur [457] . L ’ existence de la passion offre à la psychologie stoïcienne un problème des plus difficiles à résoudre : si toute la substance de l ’ âme est raison, comment peut-il y avoir de l ’ irrationnel en elle ? Car les p.324 passions vont réellement contre la raison, puisqu ’ elles nous amènent à désirer comme des biens ou à fuir comme des maux ce qui, pour l ’ homme réfléchi, n ’ est en réalité ni bien ni mal. Platon et Aristote n ’ avaient pu éviter la difficulté qu ’ en admettant dans l ’ âme une ou plusieurs parties irrationnelles ; mais cette thèse, outre qu ’ elle choque le rationalisme intégral des Stoïciens, ne rend pas compte de certains éléments de la passion, Il faut se rappeler, en effet que, chez un être raisonnable comme l ’ homme, l ’ inclination n ’ est pas possible s ’ il ne lui donne son assentiment ou adhésion ; ce qui est vrai de l ’ inclination en général l ’ est de cette inclination exagérée et démesurée qu ’ est la passion ; il n ’ y a de chagrin par exemple que si l ’ âme adhère à ce jugement qu ’ il y a pour nous un mal présent ; et toute passion implique ainsi un jugement sur un bien, présent dans le plaisir, futur dans le désir, ou sur un mal, présent dans la peine, futur dans la crainte. Non seulement la genèse de la passion dépend de l ’ assentiment, mais aussi son développement ; c ’ est, par exemple, parce que l ’ on croit qu ’ il est convenable de se livrer au chagrin que l ’ on gémit et que l ’ on prend le deuil. Or l ’ assentiment est le fait de l ’ être raisonnable, et de lui seul ; autre chose est de sentir la douleur physique (ά̉λγος), autre chose d ’ en éprouver de la peine (λύπη), qui dépend du jugement qu ’ elle est un mal. Ce n ’ est donc pas expliquer la passion que de l ’ attribuer à une faculté dénuée de raison [458] .
La passion est donc une raison, un jugement, comme dit Chrysippe, mais une « raison irrationnelle » et désobéissante à la raison, ce qui est paradoxal et force tout de même à y rechercher un élément irréductible à la raison. Chrysippe cherche à attribuer à cet élément une origine extérieure : ce sont les habitudes données aux enfants pour éviter le froid, la faim, la douleur qui le persuadent que toute douleur est un mal ; et ce sont les opinions qu ’ ils entendent exprimer autour d ’ eux p.325 pendant toute leur éducation : depuis les nourrices jusqu ’ aux poètes et aux peintres, ils n ’ entendent qu ’ éloges du plaisir et des richesses [459] .
Il faut pourtant bien que ces faux jugements trouvent accès dans l ’ âme ; or, lorsque Chrysippe explique l ’ exagération de la tendance par un phénomène analogue à l ’ élan d ’ un coureur qui ne peut s ’ arrêter, puis indique que les augmentations ou diminutions d ’ une passion comme le chagrin sont jusqu ’ à un certain point indépendantes du jugement que l ’ on porte sur son objet, puisque le chagrin est plus fort, lorsque le jugement est récent, c ’ est bien là faire intervenir des facteurs irrationnels tout à fait intérieurs à l ’ âme. Il y en a d ’ autres encore ; la cause initiale de la passion est une « faiblesse de l ’ âme » et la passion est une « croyance faible » ; de plus elles donnent naissance à des faits bien impossibles à assimiler à des jugements, le resserrement de l ’ âme dans la peine et son épanouissement dans la joie ; enfin les passions qui sont de nature passagères et instables se transforment en maladies de l ’ âme, telles que l ’ ambition, la misanthropie
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