Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
fondé en raison, et même un assentiment de la raison, puisqu ’ il visait à conserver un être produit par la nature, c ’ est-à-dire le destin ou raison universelle. Mais la notion du bien vient en quelque sorte d ’ une raison au second degré, qui saisit le motif profond de notre attachement à nous-mêmes, dans la volonté que la nature totale, dont nous sommes une partie, a de se conserver. C ’ est pourquoi ce bien, qui envisage la nature universelle, a une valeur incomparable avec celle des objets primitifs de l ’ inclination, qui ne se rapportent qu ’ à notre nature particulière ; il ne peut être obtenu par simple accroissement des fins primitives, comme si, par exemple, il était la santé, la richesse et les autres fins de ce genre poussées à leur maximum ; il est d ’ une autre espèce, non d ’ une grandeur supérieure.
La preuve c ’ est que l ’ éloge ne s ’ adresse ni à la santé, ni à la richesse, mais qu ’ il est réservé au bien. Tout le monde n ’ admet pas, il est vrai, que le bien est digne d ’ éloge en lui-même, et Aristote, par exemple, distingue l ’ acte vertueux, qui seul est louable, du bien ou bonheur, pour lequel il est accompli ; mais, p.322 en vérité, la réflexion nous dit le contraire ; car « le bien est objet de la volonté ; cet objet est ce en quoi on se complaît ; ce en quoi on se complaît est louable [453] » . Il est vrai qu ’ Aristote avait raison de dire avec le sens commun que l ’ action honnête et belle, est seule louable ; mais cela revient à dire en achevant le raisonnement composé ci-dessus : « le louable est l ’ honnête (καλόν, honestum) ; donc seul l ’ honnête est un bien. » Sous cette dialectique si sèche, on sent cette modification profonde de la morale, qui consiste à n ’ admettre comme bien que ce qui est réalisable par notre propre volonté, en abandonnant comme indifférent ce qui fait l ’ objet des inclinations.
Vertu et bien sont donc identifiés : l ’ un et l ’ autre sont précieux, louables, utiles et même indispensables ; le bien ou le bonheur n ’ est plus comme un don divin qui s ’ ajoute à elle. La vertu n ’ a donc aucun objet extérieur vers lequel tendre ; elle s ’ arrête à elle-même ; elle est désirable pour elle-même ; elle ne tire pas sa valeur de la fin qu ’ elle fait atteindre, puisqu ’ elle est elle-même cette fin. Elle n ’ est pas, comme les autres arts, tournée vers une fin étrangère, mais toute entière tournée en elle-même ( in se tota conversa ) [454] ; en revanche, elle n ’ est pas, comme les autres arts, susceptible de progrès ; elle est parfaite du premier coup, et complète en toutes ses parties.
C ’ est pourquoi, toute intérieure, elle est une disposition stable et d ’ accord avec soi. C ’ est à cette fermeté et à cette constance identique à la raison, qui est avant tout accord avec soi, que Zénon donnait le nom de prudence (φρόνησις) . S ’ il y a d ’ autres vertus, elles ne sont pour lui que des aspects de la vertu fondamentale ; le courage sera la prudence en ce qui est à supporter, la tempérance, la prudence dans le choix des choses, la justice, la prudence dans l ’ attribution des parts. On voit combien [455] Zénon est loin de séparer et de p.323 dissocier les vertus, comme faisait Aristote, distinguant non seulement les vertus de l ’h omme et de la femme, mais encore celle du riche et celle du pauvre. Nulle distinction de ce genre, dès qu ’ on ne voit plus dans la vertu que l ’ universelle raison. Dieu lui-même n ’ a pas d ’ autre vertu que l ’ homme. Cléanthe insistait peut-être plus que son maître sur l ’ aspect actif de cette raison, lorsqu ’ il définit la vertu principale une tension (τόνος), qui est courage lorsqu ’ il s ’ agit de supporter, justice lorsqu ’ il s ’ agit de distribuer. Chrysippe revient à l ’ intellectualisme de Zénon et refuse de voir dans la tension autre chose que l ’ accompagnement des vertus qui en elles-mêmes sont des sciences, la prudence étant la science des choses à faire ou à ne pas faire, le courage, la science des choses à supporter ou à ne pas supporter, et ainsi de suite ; mais il admet la multiplicité des vertus, en un sens bien autre, il est vrai, que celui d ’ Aristote, puisque ces vertus sont indissolublement liées ; qui a une vertu les a toutes ; il n ’ en est
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