Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
à une amende de cinq cents talents pour la dévastation de la ville d ’ Orope. Le peuple athénien envoya au sénat pour défendre sa cause trois ambassadeurs choisis chacun dans une des trois écoles philosophiques : p.386 Diogène le Stoïcien, Critolaüs le Péripatéticien, et enfin Carnéade l ’ Académicien : ils allaient à Rome, comme, un siècle avant, tant de leurs prédécesseurs étaient allés chez les diadoques ; ils y firent sensation par les discussions qu ’ ils donnèrent en public, Carnéade par son éloquence fougueuse, Critolaüs par ses phrases arrondies et sentencieuses, Diogène par sa manière sobre et modérée (156).
D ’ après une classification donnée par Sextus, Arcésilas et Lacyde formeraient la seconde Académie, Carnéade et Clitomaque la troisième [543] ; cette division rend en tout cas justice à l ’ originalité de Carnéade, qui est un des penseurs les plus profonds et les plus subtils de l ’ époque hellénistique. Une autre circonstance rend sa pensée d ’ accès difficile : Carnéade n ’ a rien écrit, et c ’ est seulement par l ’ intermédiaire de ses disciples que nous arrivons jusqu ’ à lui. Ajoutons que les écrits de ces disciples ont péri, et que nous ne les connaissons que par les emprunts qu ’ y ont faits Sextus Empiricus et Cicéron dans ses deux traités intitulés Premiers et Seconds Académiques ; ces traités eux-mêmes ne nous sont parvenus que d ’ une manière incomplète, et notamment la partie ou Cicéron exposait pour elle-même la théorie de la connaissance de Carnéade a disparu. Or, sur un point capital de cette théorie, il y a divergence expresse entre deux interprétations de sa pensée : Carnéade a-t-il ou non abandonné la suspension du jugement comme idéal de la sagesse ? Un seul témoin, mais d ’ importance, dit qu ’ il est resté fidèle à la pensée d ’ Arcésilas ; c ’ est son disciple et successeur Clitomaque ; d ’ après l ’ exposé qu ’ en donne Cicéron à partir du chapitre 31 des Premiers Académiques , après avoir indiqué que, d ’ après Carnéade, bien des choses paraissent vraies au sage, il ajoute : « Et pourtant le sage n ’ y donne pas son assentiment, parce qu ’ il peut toujours exister une chose fausse pareille à cette chose vraie. » Tout au contraire, un autre disciple de p.387 Carnéade, Métrodore, suivi par les scholarques académiciens qui ont succédé à Clitomaque, Philon et Antiochus [544] , témoigne non sans vivacité que Carnéade a été mal compris et qu ’ il a abandonné l ’ intransigeance d ’ Arcésilas, qui rendait la vie impossible ; la même interprétation, sans indication de source, se retrouve dans les exposés. de Sextus et du néoplatonicien Numénius [545] . Malgré l ’ abondance des témoins, nous avons une raison importante de nous méfier de cette seconde interprétation ; nous verrons, en effet, comment l ’ Académie après Clitomaque, a évolué d ’ une manière inattendue vers le dogmatisme stoïcien : ses chefs avaient le plus grand désir de montrer qu ’ ils avaient le grand Carnéade pour eux, et ils ont pu altérer sa pensée.
Il ne faut pas se dissimuler pourtant que, à qui accepte l ’ interprétation de Clitomaque, les thèses de Carnéade sur la connaissance deviennent d ’ une interprétation moins facile. Il y a d ’ abord une partie de ces thèses qu ’ il soutient en commun avec Arcésilas et celle-ci ne souffre pas de difficulté ; la critique des affirmations dérivant des sens ou de la coutume, celle de la raison n ’ ont peut-être contenu rien de bien original. L ’ argument de la non-différence (α̉παραλλαξια) entre les représentations considérées comme vraies et celles qui sont considérées comme fausses, l ’ argument tiré du changement perpétuel des apparences, qui interdit d ’ attribuer d ’ une manière fixe une couleur, ou une forme à un objet, l ’ argument du sorite ou du menteur, les preuves tirées de la diversité des coutumes, tout cela est déjà, au I I e siècle, de la « viande remâchée [546] » . Mais nous voulons parler du critère positif, que Carnéade a juxtaposé à sa critique. Ce critère, qu ’ il appelle le vraisemblable ou persuasif (πίθανον) a pour fonction, non seulement de guider la pratique de la vie, comme le raisonnable d ’ Arcésilas, p.388 mais, ce qui est tout nouveau, de nous donner une règle
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