Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
arrête la série des réalités divines où le mal ne pénètre pas. Est-ce là une théologie ? Plotin ne prononce jamais le nom de Dieu (sauf dans un texte suspect) à propos du premier principe ; ce nom ne revient fréquemment dans ses écrits qu ’ à propos des âmes rectrices du monde ou des astres qui, seuls, sont proprement pour lui des dieux et à propos desquels il défend le polythéisme hellénique. D ’ autre part, Plotin a tenu à séparer les actes cultuels de la religion p.460 et les spéculations sur les principes : longuement, il parle et de la divination astrologique, de la prière et du culte des statues, afin de montrer que l ’ efficace de ces actes cultuels, qu ’ il ne nie pas, provient non pas de l ’ action d ’ un dieu sur le monde en réponse à cet acte (comme si les astres bienheureux pouvaient s ’ occuper des sottises humaines), mais de la sympathie qui lie l ’ une à l ’ autre les parties du monde, tout acte cultuel étant en somme analogue à une incantation qui produit ses effets, à la seule condition qu ’ elle soit bien exécutée. Entre cette religion qui tend au rite pur et l’accès de l ’ âme aux réalités intelligibles, il n ’ y a aucun rapport. Remarquons, à ce sujet, à quel point sa théorie des hypostases est différente de la théorie philonienne des intermédiaires, dont on la rapproche si souvent mal à propos ; l ’ intermédiaire philonien, le Verbe qui châtie ou récompense, va en quelque sorte au devant des besoins de l ’ âme humaine, et n ’ a d ’ autre rôle que le souci du bien des hommes ; l ’ hypostase plotinienne n ’ a aucune volonté de bien, aucune intention de sauver les hommes : c ’ est l ’ opposition, mille fois rencontrée, de la dévotion sémite et de l ’ intellectualisme hellénique ; chez Plotin, chaque hypostase n ’ est qu ’ une contraction, une unification toujours plus haute du monde, jusqu ’ à l ’ unité absolue.
Toutefois, avec une restriction : en cette réalité ineffable, dénuée de caractères positifs, qu ’ est l ’ Un, Plotin discerne une infinité et une indétermination qui en font quelque chose d ’ autre que la simple raison abstraite de l ’ unité du monde. Dans le traité qu ’ il a écrit Sur la liberté et la volonté de l ’ Un (VI, 8), on voit naître dans le Premier une sorte de vie positive et indépendante ; ce n ’ est point seulement l ’ indépendance (αυ̉ταρκεια) que possèdent le monde intelligible ou le monde sensible, c ’ est-à-dire la faculté de se suffire à soi-même sans besoin de l ’ extérieur ; (cela c ’ est l ’ indépendance d ’ une essence, mais encore le monde est-il lié à sa propre essence qu ’ il ne peut quitter) ; l ’ indépendance du Premier est l ’ absolue liberté, le fait de pouvoir être ce qu ’ il p.461 veut sans se lier à aucune essence ; une sorte de puissance indéfinie de métamorphoses, qui ne s ’ arrête à aucune forme. Il y a là quelque chose de nouveau et qui n ’ est pas chez Platon ; Platon avait parlé d ’ un principe suprême qui était limite, mesure et rapport fixe, donc toujours conçu relativement à l ’ ordre dont il était le principe. L ’ Un infini de Plotin est liberté absolue, la réalité qui est ce qu ’ elle est par soi, par rapport à soi et pour soi [659] . Définir la réalité la plus profonde, comme indépendante des formes où l ’ esprit fixe les êtres, tel est le propre du platonisme ; mais il s ’ ensuit qu ’ elle ne pourra être atteinte que par des méthodes, indépendantes des méthodes intellectuelles, puisque l ’ intelligence n ’ a affaire qu ’ à de l ’ être défini et limité.
Au-dessous de la triade des hypostases divines, Plotin admet encore une autre hypostase, qui est la matière. Tandis qu ’ Aristote définit la matière par relation à la forme et en fait toujours un relatif, Plotin en fait au contraire une réalité absolue. Tandis qu ’ Aristote considère la matière (sauf la matière première) comme indéterminée seulement par rapport à une forme (l ’ airain par rapport à la statue), bien qu ’ elle puisse être déterminée en elle-même, Plotin n ’ admet qu ’ une matière complètement indéterminée, et même indéterminable ; car la façon dont la forme existe dans la matière ne rend pas celle-ci plus déterminée ; la forme, en la quittant, la laisse aussi pauvre de détermination
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