Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
le lien qui unit les âmes est plus détendu que celui qui unit les intelligences, l ’ âme peut se tourner vers son reflet ; alors, au lieu de contempler son modèle, elle voit son reflet ; comme Narcisse attiré par son image et se noyant pour l ’ étreindre, elle se précipite vers lui, et elle est désormais asservie aux changements du monde sensible, sujette aux mille inquiétudes relatives à son corps et à de faux biens qui lui échappent. Telle est la descente de l ’ âme ; et sa destinée dans la vie future dépend, par une sorte p.464 de justice immanente, du péché qu ’ elle a commis ainsi [663] .
Le but de l ’ éducation philosophique est la restitution de l ’ âme dans son état originaire de contemplation ; mais ici il faut bien entendre une doctrine qui n ’ est pas simple ; on ne pourra la comprendre que par une distinction entre mon âme et moi-même. En réalité l ’ ordre du monde implique que l ’ intelligence de l ’ âme (ou partie de l ’ âme qui contemple l ’ intelligence) reste éternellement convertie vers le monde intelligible, puisque c ’ est de cette contemplation que dérive l ’ existence même du corps qu ’ elle dirige ; c ’ est moi qui, au lieu de rester au niveau de ma propre intelligence, descend vers le reflet que mon âme projette ; le moi, c ’ est cette âme intermédiaire qui est entre l ’ âme intellectuelle et son reflet et qui peut aller tantôt vers l ’ un, tantôt vers l ’ autre, tandis que la partie supérieure de l ’ âme « reste en haut » . Dans un monde, aussi fixe et arrêté que celui de Plotin, la destinée et l ’ histoire ne peuvent s ’ introduire que si on laisse cette réalité, que Plotin appelle souvent l ’ âme et que nous appelons le moi, passer d ’ une région à une autre ; la destinée de l ’ âme (ou du moi), c ’ est le changement qui s ’ opère en elle, lorsqu ’ elle s ’ imprègne successivement de tous les paysages métaphysiques à travers lesquels elle passe [664] .
Autant de niveaux de réalité, autant de manières de vivre possibles pour l ’ âme : au bas, la vie dans le monde sensible, qu ’ il s ’ agisse de la vie de plaisir où l ’ âme est complètement passive, ou de la vie active, dont la règle est donnée par les vertus sociales qui dirigent l ’ action. Plus haut la réflexion, où l ’ âme se recueille en elle-même, jugeant et raisonnant ; c ’ est, par excellence, le niveau intermédiaire où l’âme est maîtresse d ’ elle-même. Au-dessus de cette pensée discursive, procédant par démonstration, elle atteint la pensée intuitive ou intellectuelle et monte au niveau de l ’ intelligence, c ’ est-à-dire des essences qui ne supposent rien avant elles et sont des données p.465 intuitives. Mais l ’ âme peut encore aller parfois plus haut, jusqu ’ au Premier ; il ne s ’ agit plus alors d ’ une vision intellectuelle ou d ’ une intuition, puisque l ’ on ne peut saisir que le déterminé ; il s ’ agit plutôt d ’ une espèce de contact, tout à fait ineffable, où l ’ on ne peut même plus parler d ’ un sujet qui connaît et d ’ un objet qui est connu, où cette dualité même est supprimée, où l ’ unification est complète, où il y a moins une connaissance que jouissance de cet état. De cet état ne peuvent témoigner que ceux qui l ’ ont éprouvé ; or ils sont rares et, chez eux-mêmes, cet état est rare ; Plotin affirma, dit-on, à Porphyre, n ’ y être arrivé que quatre fois ; de plus ils ne pourront en parler que par souvenir ; car au moment où ils l ’ éprouvent, ils ont perdu toute notion d ’ eux-mêmes ; tel est le plus haut degré où l ’ on puisse atteindre, l ’ extase supérieure à l ’ intelligence et à la pensée [665] .
II. — NÉOPLATONISME ET RELIGIONS ORIENTALES
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Dans les deux siècles et demi qui ont suivi la mort de Plotin, le néoplatonisme a une histoire fort complexe non seulement par ses doctrines, souvent divergentes chez les très nombreux maîtres qui les enseignent, mais aux points de vue religieux et politique.
Au point de vue religieux, le néoplatonisme se fait peu à peu so lidaire des religions païennes, qui finissent au milieu du triomphe croissant du christianisme. L ’ enseignement de Plotin contenait, on l ’ a vu, une doctrine religieuse distincte de sa doctrine philosophique ; elle se distingue par deux traits : la
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