Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
mêmes, mais sur les mots en tant qu’ils signifient les choses. Elle n’entraîne donc nullement, fait bien important, notre connaissance directe des choses ; et, si l’on voulait chercher la manière dont un Abélard se représente l’univers, ce n’est pas dans sa dialectique qu’on le trouverait, mais dans tel passage de l’ Éthique , où ce « rationaliste » parle de l’action que les démons ont sur nous grâce à leur connaissance des forces naturelles : « Car il y a dans les herbes, dans les semences, dans les natures des arbres ou des pierres, bien des forces capables de remuer ou d’apaiser nos âmes » [788]. Il ne faut pas oublier ce contraste entre cette connaissance vivante et passionnée de la nature et la sèche classification dialectique dans les filets de laquelle on ne pouvait guère espérer prendre les choses.
Pourtant la dialectique ne peut pas non plus se désintéresser totalement de la connaissance des choses. Le programme de l’enseignement dialectique d’Abélard paraît d’abord assez simple : il étudie les termes incomplexes (les cinq voix et les catégories), puis les termes complexes, c’est-à-dire la proposition et le syllogisme catégoriques et la proposition et le syllogisme hypothétiques, enfin les définitions et la division. Simplicité toute apparente, puisque, à l’occasion de la proposition p.585 hypothétique, il traite de tout ce qu’il connaît par Boèce des Topiques d’Aristote, et il fait intervenir des questions physiques et métaphysiques, telle que celle de la matière et de la forme, et de la théorie des causes.
Ce caractère équivoque de la dialectique, que nous avons vu naître chez Aristote, dans sa tentative pour faire d’une méthode de discussion une méthode universelle (p. 185), est à la base de la célèbre querelle des universaux : si les mots signifient des choses, on demande quelles choses signifient les mots qui énoncent les genres et les espèces des substances individuelles. Les genres et les espèces (animal ou homme) sont, rappelons-le, des attributs d’un sujet individuel (Socrate), mais des attributs qui, à la différence des accidents (blanc, savant), rentrent dans l’essence de ce sujet, c’est-à-dire sont tels que, sans eux, le sujet cesserait d’être ce qu’il est.
On se souvient que Porphyre et, après lui, Boèce, se demandaient si ces genres et ces espèces, ces universaux, existaient dans la nature des choses ou étaient le simple produit d’une vaine imagination. On a vu sur ce point l’opinion de Roscelin ; Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons (1070-1121), avait une autre doctrine ; il pensait que homme qui est un attribut essentiel de Socrate, de Platon et d’autres individus est essentiellement la même réalité qui est tout entière à la fois en chacun de ces individus ; il ajoutait que ces individus ne diffèrent pas du tout par leur essence, en tant qu’hommes, mais par leurs accidents. C’est là d’ailleurs, nous dit-on, une fort ancienne opinion : le genre (animal) reste identique à lui-même, quand on y ajoute les différences (raisonnable, sans raison) qui le spécifient, et l’espèce identique à elle-même quand on y ajoute les accidents.
Abélard nous apprend qu’il discuta la thèse de Guillaume, dont il fut l’élève, et même qu’il la lui fit corriger. Guillaume admit alors que l’universel, dans les divers individus, était la même réalité « non pas essentiellement mais par absence de p.586 différence ( non essentialiter sed indifferenter ) ». C’est le côté négatif de la même thèse ; impossibilité de distinguer entre l’homme comme tel en Platon et en Socrate. Guillaume a même été plus loin et il a fini par reconnaître qu’entre l’humanité de Socrate et celle de Platon, il n’y avait ni identité essentielle, ni absence de distinction, mais simplement similitude [789].
Il est à noter que cette discussion n’est pas sur le même plan que le conflit qui, seize siècles auparavant, avait séparé Aristote de Platon au sujet de l’existence des Idées. Le platonisme théologique, qui admet les Idées comme pensées de Dieu et exemplaires des choses, est très conciliable avec le nominalisme, qui admet que les universaux, tels que nous les nommons et les pensons, ne désignent pas de réalité véritable. On voit quelquefois, chez le platonicien Scot Érigène, l’origine du nominalisme parce qu’il pensait que la
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