Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
dialectique n’avait affaire qu’à l’expression linguistique ( dictio ) [790].
Abélard, qui, en théologie, est un réaliste platonicien, qui croit « avec Macrobe et Platon que l’intelligence divine contient les espèces originales des choses, appelées Idées avant qu’elles se manifestent en des corps » [791], n’admet pourtant pas le réalisme des universaux de son maître Guillaume. Il fait valoir contre lui la vieille objection de Boèce : « Res de re non praedicatur . » Un universel est un attribut ; or « nulle réalité ne peut se dire de plusieurs choses, mais seulement un nom ». Donc, tandis que Guillaume considérait le genre et l’espèce isolément, comme membres d’une classification commençant par le genre le plus élevé et terminée aux espèces infimes, Abélard, qui suit Boèce, ne veut pas oublier que l’universel est avant tout un prédicat qui implique plusieurs sujets individuels dont il est prédicat. Par là, nous pouvons comprendre la théorie des universaux que lui attribue son élève Jean de Salisbury : p.587 « Il voit dans les universaux les discours ( sermones ) et détourne en ce sens tout ce qui a été écrit sur les universaux » ; des discours ( sermones ), c’est-à-dire que l’universel ne peut exister à part des sujets dont il est l’attribut ( sermo praedicabilis ) [792].
Il y a, paraît-il, une liaison étroite entre cette solution, et la théorie aristotélicienne de l’abstraction, qu’Abélard emprunte aux passages de Boèce inspirés du III e livre du traité De l’âme d’Aristote et dont il paraît être le premier à saisir l’importance ; il décrit le processus par lequel, après la sensation « qui atteint superficiellement la réalité », l’imagination fixe cette réalité dans l’esprit, puis l’intellect saisit non plus la réalité même, mais la nature ou propriété de la réalité ; cette nature ou forme, si par abstraction elle est saisie séparée de la matière, n’est jamais connue comme une réalité séparée : « Il n’y a pas d’intellect sans imagination. »
A partir d’Abélard, on ne traite plus des universaux, sans parler en même temps des conditions de la formation des idées générales. Aussi tout le siècle paraît tendre vers une espèce de « réalisme tempéré », qui admet que les mots généraux ont un sens réel, sans pourtant désigner des choses réelles au même titre que les choses sensibles. Telle est l’attitude de l’auteur du traité anonyme De Intellectibus [793] ; il est précédé d’une remarquable analyse de la connaissance intellectuelle : une perception intellectuelle ( intellectus ) d’une chose composée, comme trois pierres, peut être tantôt simple, quand on les perçoit d’une seule intuition ( uno intuitu ), tantôt composée quand on les connaît par plus d’une impression ( pluribus obtulibus ) ; mais l’intellect, simple ou composé, est toujours un, pourvu que son acte « ait lieu avec continuité et par une unique impulsion de l’esprit ». On le voit, la simplicité et l’unité peuvent se trouver dans l’intellect qui joint les choses ( intellectus conjungens ), alors qu’elles ne sont pas dans les choses mêmes. De la même p.588 manière, dans l’abstraction, l’intellect, en séparant la forme de la matière, divise et sépare des choses qui, dans la réalité, ne sont ni divisées ni séparées. En aucun de ces deux cas, il ne s’ensuit que l’intellect est inutile et vain. Il ne l’est pas davantage, lorsque j’emploie des termes universels, tels que homme . Le fait que l’homme est toujours, en réalité, tel ou tel, n’implique nullement que je le conçoive tel ou tel. Il n’y a donc pas simplement le nom général et la réalité individuelles, il y a encore le sens du nom qui est l’objet propre de l’intellect. Comme le dit un autre fragment anonyme, Socrate, homme et animal sont la même chose, mais considérée d’une manière différente ; genre quand on y considère la vie et la sensibilité, espèce quand on y ajoute la raison, individu lorsqu’on y considère les accidents [794]. Dans toutes ces doctrines, plus trace de nominalisme ; pas trace non plus de réalisme ; le réalisme platonicien, s’il est fréquemment soutenu, répond à un tout autre problème que celui des universaux ; et l’on chercherait vainement une doctrine qui soutienne rigoureusement la réalité des genres et des
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