Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
la dialectique, il y a la voie qu’enseignent Platon et saint Augustin, celle des similitudes. L’on peut dire, par exemple, que le Père est au Fils comme la cire est à l’image que l’on modèle avec elle : c’est la même cire quant à l’essence ( essentialiter ) ; pourtant l’image vient de la cire, et l’image et la cire ont chacune une propriété qui ne convient qu’à elle.
C’est une image du même genre qu’Abélard cherche et trouve dans le Timée et chez Macrobe. Il ne prend pas en effet à la p.591 lettre la doctrine de Platon, et il réclame le droit de la soumettre à une exégèse allégorique. « Le langage par énigme est aussi familier aux philosophes qu’aux prophètes (p. 46). » Aussi son exégèse du Timée , qui, comme celle des Chartrains, retrouve la trinité chrétienne dans la triade Dieu, Intelligence, Ame du monde, est-elle tout entière allégorique, de manière à supprimer ce qui, dans la lettre de Platon, serait hétérodoxe. Il se donne surtout beaucoup de mal pour identifier l’âme du monde, cette première créature du démiurge qui, par elle, fait du monde un être vivant, au Saint-Esprit. Si Platon donne à cette âme un commencement dans le temps, tandis que le Saint-Esprit est éternel, c’est qu’il entend parler de l’opération de l’Esprit dans le monde, opération qui est temporelle et progressive. Si Platon compose l’âme du monde de deux essences, indivisible et divisible, c’est parce que le Saint-Esprit, simple en soi, est multiple dans ses effets et dans les dons qu’il fait à l’âme humaine. S’il considère le monde comme un vivant raisonnable, animé par cette âme, c’est d’une manière figurée, puisque le monde n’est à aucun degré un être vivant ; mais comme notre âme confère la vie à notre corps, l’âme du monde ou Saint-Esprit confère la vie spirituelle à nos âmes.
On voit l’intention : retrancher de Platon tout ce naturalisme que goûtera tant la Renaissance. Abélard se rend bien compte de ce que son procédé a de « violent », et il écrit ces lignes caractéristiques : « Si l’on m’accuse d’être un interprète inopportun et violent qui, par une explication impropre, détourne le texte des philosophes vers notre foi et leur prête des idées qu’ils n’ont jamais eues, que l’on songe à cette prophétie que le Saint-Esprit proféra par la bouche de Caïpha, en lui prêtant un autre sens que celui qui la prononçait (p. 53). »
On voit ce qu’est la théologie d’Abélard : ce n’est ni la méthode dialectique d’Anselme visant à établir par le raisonnement ce qui est cru par la foi, ni la philosophie des Chartrains, qui est en quelque mesure indépendante du dogme ; c’est un p.592 effort pour trouver, dans les notions philosophiques, une image de la réalité divine, de manière à la penser au moins par similitude.
VII. — LES POLÉMIQUES CONTRE LA PHILOSOPHIE
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Ces tendances, ainsi que celles de Guillaume de Conches. paraissaient inquiétantes dans des milieux où la réforme monastique, fondée sur une foi très simple, était le principal ; Saint-Bernard et ceux qui l’entourent en sont d’ardents adversaires. Leur point de vue est représenté dans l’ Ænigma fidei de Guillaume de Saint-Thierry (mort en 1153) ; il songe avant tout à la foi commune qui « doit être celle de tous dans l’Église de Dieu, tant des petits que des grands [799] » ; il songe à la simplicité évangélique et au style propre de l’Esprit saint, où l’on ne trouve aucune allusion à ces questions compliquées sur la Trinité que les théologiens ont été obligés de poser pour se défendre contre les hérésies. « Les prédicaments de substance, accident, relatif, genre, espèce, etc., sont étrangers à la nature de la foi ; instruments communs et vulgaires de la raison, ils sont indignes des choses divines (p. 409 a ; 418 b). »
C’est là le fond de tous les reproches que Guillaume de Saint-Thierry adresse à Guillaume de Conches [800]. Pour les comprendre, il faut se rappeler que le Timée est une cosmogonie qui décrit, dans les réalités divines, ce qui a rapport à la création du monde ; la théologie trinitaire révélée prétend au contraire atteindre Dieu en dehors de son rapport au monde. Or Guillaume de Conches, s’inspirant de Platon (et aussi de saint Augustin), identifie le Père avec la puissance par laquelle Dieu crée le monde, le Fils
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