Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
brisée ; elle est brisée parce que l ’ on a cru, pour des motifs essentiellement politiques et religieux, ne pas devoir tenir compte de l ’ autonomie de la raison humaine ; elle n ’ aura de chance de se rétablir que lorsque la prétention de la théologie à régenter toutes les études sera définitivement abandonnée.
L ’ histoire de la philosophie au XII I e siècle est celle de ces conflits : plus rien de cette renaissance anticipée, de cette liberté d ’ esprit, de cette pensée passionnée que nous trouvions au XI I e siècle : une recherche à tout prix, même au prix de la logique et de la cohérence, d ’ une unité, voulue pour des raisons sociales et politiques plutôt qu ’ intellectuelles.
II. — LA DIFFUSION DES ŒUVRES D ’ ARISTOTE
DANS L ’ OCCIDENT
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Ces conflits sont encore accentués par la connaissance complète des œuvres d ’ Aristote qui, traduites en latin, soit de l ’ arabe soit du grec, ouvrent à la pensée philosophique un champ jusqu ’ ici presque inconnu et donnent pour la première fois la révélation directe d ’ une pensée païenne, qui n ’ a été aucunement modifiée par son contact avec la pensée chrétienne.
Dès le milieu du XI I e siècle, à Tolède, un collège de traducteurs, sous l ’ impulsion de l ’ évêque Raymond (1126-1151), commence à traduire de l ’ arabe les Analytiques postérieurs avec le commentaire de Thémistius ainsi que les Topiques et les Réfutations des sophistes ; Gérard de Crémone (mort en 1187) traduit les Météores , Physique , Du ciel , De la génération et de la corruption , sans compter les apocryphes, la Théologie , le traité Des causes , celui Des causes des propriétés des éléments . Puis la connaissance du grec se répand ; on trouve dans des manuscrits du XI I e siècle une traduction de la Métaphysique p.637 (moins les livres M et N qui n ’ étaient point encore traduits en 1270) et même un commentaire sur ce livre ; et Guillaume Le Breton, dans sa chronique de l ’ année 1210, dit qu ’ on lisait à Paris la Métaphysique « récemment apportée de Constantinople et traduite du grec en latin » . Au cours du XII I e siècle, Henri de Brabant, Guillaume de Moerbeke (1215-1286), un ami de saint Thomas d ’ Aquin, Robert Grosseteste, Bartholomée de Messine sont des hellénistes qui traduisent tout ou partie des œuvres d ’ Aristote, et notamment la Politique , ignorée des philosophes arabes.
On traduit aussi les œuvres des commentateurs arabes ou même grecs, et des philosophes juifs ; Al Kindi, Al Farabi, Avicenne, Avicebron sont connus ; et au milieu du XII I e siècle, on possède à Paris tous les commentaires d ’ Averroès, sauf celui de l ’ Organon .
On peut concevoir l ’ effet foudroyant de ces découvertes sur des esprits avides d ’ instruction livresque, très mal préparés à comprendre et à juger Aristote, parce qu ’ ils manquaient du sens historique nécessaire pour le replacer dans son cadre, parce qu ’ ils ne l ’ abordaient que par des traductions qui, suivant l ’ usage de l ’ époque, étaient du mot à mot souvent incompréhensible, et, enfin parce qu ’ ils n ’ avaient, pour lutter contre cette influence prestigieuse, le secours d ’ aucune doctrine adverse ni surtout d ’ aucune méthode à opposer à la solide construction aristotélicienne. De Platon, on n ’ avait traduit au XII I e siècle, que le Phédon et le Ménon ; on connut dans la deuxième moitié du même siècle les Hypotyposes de Sextus Empiricus ; rien de tout cela ne faisait équilibre au péripatétisme.
Or cette doctrine, si forte de la faiblesse des autres, contenait tout autre chose que ce que les théologiens demandaient à la philosophie ; la philosophie, toujours servante, devait être utilisée comme préliminaire et auxiliaire ; on ne voulait tenir d ’ elle qu ’ une méthode de discussion et non pas une affirmation sur la nature des choses. Et voici qu ’ Aristote apporte une p.638 physique qui, avec la théologie qui lui est liée, suggère une image de l ’ univers complètement incompatible avec celle qu ’ impliquent la doctrine et même la vie chrétiennes : un monde éternel et incréé, un dieu qui est simplement moteur du ciel des fixes et dont la providence et même la connaissance ne s ’ étendent point aux choses du monde sublunaire ; une âme qui est la simple forme du corps organisé et qui doit
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