Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
naître et disparaître avec lui, qui n ’ a par conséquent aucune destinée surnaturelle et supprime par suite toute signification au drame du salut : création, chute, rédemption, vie éternelle, voilà tout ce qu ’ Aristote ignorait et, implicitement, niait. Il ne s ’ agissait plus maintenant de ce platonisme éclectique qui, sans doute, offrait un certain danger puisqu ’ il aboutissait aux solutions erronées de Scot Érigène et d ’ Abélard, mais qui, du moins, outre qu ’ il pouvait, grâce à saint Augustin et à l ’ Aréopagite, s ’ accommoder assez bien avec le dogme, manifestait la préoccupation de la réalité divine et de la vie surnaturelle de l ’ âme : l ’ aristotélisme, lui, se refusait même à poser les problèmes et à leur donner un sens quelconque.
En désaccord formel avec la théologie chrétienne, il faut ajouter que le bloc doctrinal, formé par la physique d ’ Aristote, ne s ’ accordait pas mieux avec la science expérimentale qui fut la seule au Moyen âge à mériter vraiment ce nom, c ’ est-à-dire avec l ’ astronomie ; la connaissance très certaine que l ’ on avait alors de la variation des distances des planètes par rapport à la terre pendant le cours d ’ une de leurs révolutions, aurait dû rendre impossible une théorie des cieux qui enchâssait la planète sur une sphère qui avait la terre pour centre et qui était en recul sur la doctrine de Ptolémée (l ’ Almageste avait été traduit par Gérard de Crémone en 1175) ou la doctrine pythagoricienne du mouvement de la terre, connue dès le haut Moyen âge : circonstance qui, à ce moment, n ’ arrête pas le progrès de l ’ aristotélisme mais qui, plus tard, une fois qu ’ il eût triomphé, fut une des causes les plus importantes de sa ruine.
p.639 Ce qui importait à ce moment, c ’ est que l ’ aristotélisme, loin de servir à la politique universitaire des papes, menaçait d ’ être un gros obstacle. Albert le Grand lui-même ne dénonçait-il pas l ’ influence de la physique d ’ Aristote sur les idées hétérodoxes de David de Dinant ? Aussi, dès 1211, le concile de Paris défend d ’ enseigner la physique d ’ Aristote, le légat du pape Robert de Courçon, en donnant, en 1215, ses statuts à l ’ Université de Paris, tout en permettant les livres logiques et éthiques d ’ Aristote, défend de lire la Métaphysique et la Philosophie naturelle. Interdiction vaine sans doute, devant l ’ engouement du public, puisque Grégoire IX se borne à commander de fabriquer des éditions d ’ Aristote expurgées de toute affirmation contraire au dogme. Il n ’ en est pas moins vrai que, en 1255, la Physique et la Métaphysique étaient au programme de la Faculté des arts, que, à partir de ce moment, l ’ autorité condamne non plus Aristote, mais ceux qui tiraient de ses livres des doctrines contraires à l ’ orthodoxie, enfin qu ’ Aristote devient peu à peu une autorité indiscutable : c ’ est l ’ histoire de cette christianisation d ’ Aristote que nous allons maintenant raconter.
III. — DOMINIQUE GONDISSALVI
@
La pensée d ’ Aristote et des néoplatoniciens arabes ou juifs fut d ’ abord mise en circulation par des compilateurs tels que Dominique Gondissalvi (mort en 1151), l ’ archidiacre de Ségovie, qui, outre ses traductions, écrivit des ouvrages tels que le De Divisione philosophiae , composé d ’ après Al Farabi et les Définitions d ’ Isaac Israëli ; il y bouleverse l ’ ordre traditionnel du trivium et du quadrivium pour le remplacer par celui de l ’ encyclopédie aristotélicienne : la physique qui étudie les êtres mobiles et matériels ; la mathématique, qui étudie les mêmes êtres, abstraction faite de leur matière et de leur mouvement ; la théologie qui étudie les êtres immobiles tels que Dieu et les p.640 anges. Quant à la logique, elle est un instrument qui précède la philosophie. Il donne le plan de l ’ étude des livres physiques et métaphysiques d’Aristote d ’ après Al Farabi : les premiers allant de la Physique au traité De l ’ âme en passant par les traités Sur le ciel et Sur les animaux ; les seconds traitant successivement de l ’ essence et de ses accidents, des principes des démonstrations, des essences incorporelles, de leur hiérarchie et de l ’ action divine. Plan tout à fait nouveau en Occident, d ’ après lequel, qu ’ on le remarque bien, la
Weitere Kostenlose Bücher