Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
des propositions condamnés en 1277 par l ’ évêque Tempier :« On peut connaître par des signes les intentions des hommes et les changements de ces intentions. » Cet écrit fut sans doute sa perte : le général des Franciscains qui, depuis 1277, suivait la politique qui avait abouti à une paix complète avec les dominicains le condamna en 1278 à la peine de l ’ incarcération.
C ’ est bien en effet l ’ esprit thomiste qui est atteint au fond par toute l ’ œuvre de Roger, cet esprit de prudent cloisonnement qui prescrit à chacun les limites dont il ne doit pas sortir. Roger est, par excellence, le partisan de l ’ unité de la sagesse ; il n ’ y a qu ’ une seule sagesse contenue tout entière dans les écritures. La philosophie et le droit canonique ne font que « présenter sur la paume de la main » ( velut in palmam ) ce que p.695 la sagesse divine concentre « comme dans le poing » ( velut in pugnum ). Roger rappelle cette ancienne manière de concevoir l ’ unité spirituelle que tout le Moyen âge avait empruntée à saint Augustin et à Bède : les arts libéraux mis au service de l ’ interprétation de l ’ écriture, la philosophie païenne servant à la réfutation des erreurs des gentils : c ’ est au point que « la philosophie, considérée en elle-même » , à part de cette œuvre totale, « n ’ est d ’ aucune utilité » . Aristote lui-même, interprété par les Arabes, est appelé en garant de cette unité ; il admet que la connaissance intellectuelle nous est impossible sans l ’ aide d ’ un intellect agent qui contient toutes les formes ; c ’ est dire qu ’ il sait tout, mais « s ’ il sait tout, cela ne convient ni à une âme, ni à un ange, mais à Dieu seul. » Et si Bacon ne va pas jusqu ’ à dire, comme certains Franciscains, que nous voyons immédiatement les essences en Dieu, il affirme du moins que nous ne connaissons intellectuellement que sous l ’ influence immédiate d ’ un intellect agent qui est identique au Verbe, auteur de notre salut. Aussi les philosophes chrétiens, loin de limiter et de rétrécir le domaine de leurs recherches « doivent rassembler dans leurs traités toutes les paroles des philosophes au sujet des vérités divines, et même aller bien au delà sans devenir pour autant des théologiens » . L ’ unité de l ’ esprit est prouvée, on le voit, par un recours à son origine divine : origine démontrée aussi, selon les vues de Bacon, par la fantastique histoire de la philosophie, qu ’ il emprunte aux Pères de l ’ Église : la philosophie, révélée aux patriarches, a été transmise par divers intermédiaires aux philosophes païens, et elle est, de là, revenue aux chrétiens. Et l ’ Écriture est aussi la somme de cette sagesse, l ’ Écriture « où se trouve toute créature en soi ou dans son image, dans son type universel ou dans sa singularité, du haut des cieux à leurs confins, de telle sorte que, comme Dieu a fait les créatures et l ’ écriture, il a voulu mettre les créatures dans l ’ écriture, qu ’ on la comprenne tant au sens littéral qu ’ au sens spirituel » .
p.696 Cette conception de la sagesse aboutit, pratiquement, à la théocratie la moins modérée ; « car par la lumière de la sagesse est ordonnée l ’ Église de Dieu et disposée l ’ Église des fidèles. » Comme elle régit le monde, « nulle autre science n ’ est requise pour l ’ utilité du genre humain » . La cité baconienne rappelle la cité platonicienne : au sommet les clercs, au-dessous les savants, au-dessous encore les militaires, en dernier lieu les artisans ; un droit ecclésiastique, uniquement fondé sur les écritures, qui domine le droit civil ; les papes et les princes prenant pour conseiller les sages qui, détenant le savoir, doivent seuls détenir le pouvoir ; enfin l ’ unité religieuse du monde obtenue par un apostolat fondé sur ce savoir.
Il y a un contraste des plus étranges entre ces caractères de la pensée baconienne et les traits de sa doctrine que l ’ on est habitué à mettre au premier plan et où l ’ on voit sa principale signification historique. Roger Bacon est celui qui, dans les sciences, a prôné l ’ expérience comme la seule méthode possible : « Nous avons, dit-il, trois moyens de connaître, l ’ autorité, l ’ expérience et le raisonnement ; mais l ’ autorité ne nous fait pas
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