Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
substance ; la substance qu ’ Aristote pose comme sujet des apparences données par les sens n ’ est connue ni intuitivement (puisque tous la connaîtraient) ni par raisonnement discursif puisque les apparences sont une chose et la substance une autre chose, et qu ’ il n ’ est pas permis de conclure d ’ une chose à une autre chose. Il suit de là que « je ne suis certain avec évidence que des objets (objectis) de mes sens et que de mes actes » . Parmi les Impossibilia dont Siger de Brabant offrait, par jeu logique, de fournir la démonstration, se trouvait la proposition suivante : « Tout ce qui nous apparaît n ’ est que simulacre et songe, si bien que nous ne sommes certains de l ’ existence d ’ aucune chose » [873] . Et Siger s ’ appuyait sur l ’ argument suivant : ce sont pas les sens, qui nous donnent les apparences, mais c ’ est une autre faculté qui peut seule juger si ces apparences sont vraies. Nicolas ne fait que compléter l ’ argument en montrant que le principe de contradiction ne peut servir à passer des apparences à la réalité. Et il s ’ attaque de même à la notion de facultés de l ’ âme, affirmant que l ’ on n ’ a pas le droit de conclure de l ’ acte de volonté à l ’ existence de la volonté.
VI. — LES NOMINALISTES PARISIENS
ET LA DYNAMIQUE D ’ ARISTOTE
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p.726 Voilà donc le monde d ’ Aristote mis en pièces : il restait à attaquer ce qui fait le fond même de son système, à savoir sa dynamique. Le principe de cette dynamique, rappelons-le, était :« Tout ce qui est mû est mû par autre chose » ; il faut entendre ce principe en ce sens que, non seulement à son moment initial, mais à chacun de ses moments successifs, le mouvement est produit par un moteur qui contient en acte ce qui, dans le mobile, est en train de se réaliser. De là deux théories des plus singulières que nous avons précédemment exposées : celle du mouvement des projectiles qui ne peut se continuer que grâce à une poussée incessamment renouvelée, celle du mouvement des cieux qui n ’ est possible que grâce à des intelligences motrices éternellement existantes. Or cette théorie des intelligences motrices des cieux avait été liée par les Arabes et par les philosophes du XII I e à une conception théologique de l ’ univers à laquelle elle offrait un appui indispensable : la hiérarchie angélique de Denys l ’ Aréopagite se réalisait en ces intelligences séparées sur la nature desquelles on spéculait tant. Ajoutons que ce principe dynamique servait aussi de soutien au thomisme, puisqu ’ il était la majeure de sa première preuve de l ’ existence de Dieu.
On voit donc quels puissants intérêts s ’ attachaient à ce principe ; or c ’ est lui qui est attaqué par les nominalistes parisiens qui font ainsi place nette pour le développement de la physique moderne, fondent la mécanique, remplacent la mythologie des intelligences motrices par une mécanique céleste qui a des principes identiques à ceux de la mécanique terrestre, et en même temps rompent le lien de continuité que l ’ ancienne dynamique établissait entre la théorie physique des choses et la structure métaphysique de l ’ univers.
p.727 C’est d ’ abord Jean Buridan, né à Béthune vers l ’ année 1300, qui fut recteur de l ’ Université de Paris vers 1348 et mourut peu après 1358. Il introduit la notion d ’ impetus (élan), qu ’ il faut comprendre comme l ’ opposé même du principe de la physique d ’ Aristote. L ’ idée en est empruntée à ce mouvement des projectiles qui était la croix de la physique d ’ Aristote : si l ’ on jette une pierre en l ’ air, le moteur communique au mobile une certaine puissance qui le rend capable de continuer à se mouvoir de lui-même dans la même direction ; cet élan ( impetus ) est d ’ autant plus puissant que la vitesse avec laquelle la pierre est mue est plus grande ; et le mouvement durerait indéfiniment s ’ il n ’ était affaibli par la résistance de l ’ air et la pesanteur. Mais, si nous supposons des circonstances dans lesquelles cet affaiblissement n ’ ait pas lieu, le mouvement ne cesserait pas. Tel est, peut-on imaginer, le cas des cieux ; Dieu, au début des choses, a animé les cieux d ’ un mouvement uniforme et régulier qui se continue sans fin : thèse qui rend inutile les intelligences motrices et même tout concours spécial
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