Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
des sens : voir toutes choses intellectualiter et non pas rationaliter , tel est son but.
Donnons-en un exemple caractéristique dans sa manière d ’ envisager les mathématiques ; sans avoir eu de résultats féconds en ce domaine, sa pensée nous intéresse du moins par son orientation. Rappelons d ’ abord d ’ un mot ce qu ’ ont été les mathématiques pour Aristote : pour lui, on le sait, les caractéristiques géométriques d ’ un être de la nature, comme la stature de l ’ homme ou la configuration physique du ciel, dépendent de l ’ essence de cet être ; dès lors la géométrie, étude de ces configurations, ne saurait être qu ’ une science de réalités abstraites qui n ’ ont point en elles-mêmes leurs raisons ; le raisonnement mathématique enchaîne, l ’ une à l ’ autre, les propriétés de ces formes, qui sont statiquement données dans la définition : c ’ est la géométrie qui a occupé longtemps cette position inférieure que bien des penseurs de la Renaissance sont disposés à lui laisser ; Fracastor, par exemple, remarque que les mathématiques, bien que certaines, ont des objets trop humbles p.747 et trop bas, et cette réflexion a même encore son écho dans le Discours de la méthode. Or Nicolas de Cuse, à côté de la mathématique sensible qui est l ’ art de l ’ arpenteur, de la mathématique rationnelle qui est celle d ’ Euclide voudrait voir instituer une « mathématique intellectuelle » ; c ’ est ce qu ’ il appelle d ’ un titre expressif l ’ art des « transmutations géométriques » (1450) qui traite les problèmes que les mathématiciens modernes appellent problèmes de limite, des cas où coïncident l ’ une avec l ’ autre des formes que le géomètre considère comme distinctes : ainsi l ’ on voit par intuition qu ’ un arc de cercle coïncide avec la corde, lorsque l ’ arc est minimum.
Cette coïncidence de l ’ arc et de la corde n ’ est qu ’ une application du principe général de la coïncidence des opposés qui est le principe de la connaissance intellectuelle des choses, tandis que le principe de contradiction est celui de la connaissance rationnelle. L ’ intelligence voit réunis des contraires que la raison oppose et déclare exclusifs. La connaissance tend donc vers l ’ irrationnel, c ’ est-à-dire vers l ’ intellectuel comme vers une limite ; la docte ignorance est l ’ état d ’ esprit de celui qui, non satisfait de la connaissance rationnelle, sait combien il est éloigné de la connaissance intellectuelle et essaye de s ’ en rapprocher. La coïncidence des contraires, ainsi comprise, n ’ est qu ’ un aspect de cet état d ’ unité de toutes choses où les platoniciens voyaient le principe de l ’ être et de la connaissance ; mais, par cet aspect, elle peut donner prise à une multiplicité de problèmes, à autant de problèmes concrets qu ’ il y a de couples de contraires : ainsi la courbe coïncide avec la droite ; le repos coïncidera avec le mouvement ; « le mouvement n ’ est qu ’ un repos ordonné en série ( quies seriatim ordinata ) » [880] . Ce sont toutes les grandes oppositions sur lesquelles reposait la physique aristotélicienne qui sont condamnées.
Nous pouvons être brefs sur la métaphysique cusienne qui ne fait que projeter dans le réel ces divers états d ’ unités. Ce que les platoniciens appelaient état d ’ union, il l ’ appelle complicatio , et explicatio ce qu ’ ils appelaient état de dispersion. « Dieu est toutes choses » à l’état de complicatio ; le monde est toutes choses à l ’ état d ’ explicatio ; Dieu et l ’ univers sont l ’ un et l ’ autre un maximum contenant tout l ’ être possible ; mais Dieu est le maximum absolu, le possest où tout pouvoir ( posse ) est déjà arrivé à l ’ être ( est ) ; le maximum ne signifie pas d ’ ailleurs ici le plus grand des êtres, ce qui supposerait qu ’ on le compare à des êtres finis : et il faut dire, pour concevoir cet excès qui le met hors de toute proportion avec les choses, qu ’ il est aussi le minimum, c ’ est-à-dire qu ’ il dépasse toute opposition. L ’ univers est le maximum contract , c ’ est-à-dire concret, où la réalité, composée et successive, passe de la puissance à l ’ acte ; ou encore : « Dieu est la quiddité absolue du monde ; l ’ univers en est la quiddité contracte. » Dans ce
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