Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
que le savant cherche ce qu ’ est la nature indépendamment de son origine et de sa fin, se propose de décrire l ’ homme de la nature, abstraction faite de sa destinée surnaturelle ; en cette description de la nature humaine, les morales antiques, et en particulier la stoïcienne, sont véritablement les initiatrices.
Il semble que, sous réserve du premier courant, l ’ occamisme a énoncé, dès le XI V e siècle, la supposition implicite en toutes ces doctrines : rien, dans la nature, ne peut nous amener aux objets de la foi ; la foi est un domaine fermé, réservé, incommunicable sinon par un don gracieux de Dieu. Mais n ’ est-ce pas aussi l ’ idée fondamentale de la Réforme ? Notre intelligence ni notre volonté ne peuvent être en rien disposées à la foi par des moyens naturels. La Réforme s ’ oppose autant à la théologie scolastique qu ’ à l ’ humanisme ; elle nie la théologie scolastique, parce qu ’ elle nie avec Occam que nos facultés rationnelles puissent nous conduire de la nature à Dieu ; elle renie l ’ humanisme moins pour ses erreurs que pour ses dangers, puisque les forces naturelles ne peuvent communiquer aucun sens religieux.
En revanche la Réforme est aussi hostile que l ’ humanisme à la conception théocentrique de l ’ univers et à toutes les thèses morales et politiques qui y sont liées ; l ’ un et l ’ autre veulent ignorer cette synthèse du naturel et du divin, du monde p.745 sensible et de son principe, avec toutes les conséquences qu ’ avait rêvées le XII I e siècle.
Ainsi c ’ est de deux manières, opposées l ’ une à l ’ autre, que l ’ on essaye de retrouver l ’ unité mentale perdue par la scission, que l ’ on sent définitive, entre la connaissance de la nature et la réalité divine : ou bien en s ’ efforçant d ’ organiser une vie morale autonome qui prend comme règle la nature, ou bien en enlevant à l ’ homme toute possibilité de se justifier autrement que par la grâce.
III. — LE PLATONISME : NICOLAS DE CUSE
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La lutte intestine entre l ’ ancien schème théocentrique de l ’ univers et la méthode humaniste se marque d ’ une manière précise chez le plus grand des penseurs du X V e siècle, le cardinal Nicolas de Cuse (1401-1464). Il y a chez lui un mélange des plus curieux entre l ’ occamisme dont il a reçu la tradition de ses maîtres de Heidelberg et le néoplatonisme qu ’ il connaît à fond non seulement par la lecture de Denys l ’ Aréopagite, mais surtout par celle des grandes œuvres de Proclus, Éléments de théologie, Commentaire sur le Parménide et Théologie platonicienne . Ce recours direct et large aux sources du néoplatonisme est de toute importance. Tout autre chose est le néoplatonisme des Arabes et même celui de Denys l ’ Aréopagite ; autre chose celui de Plotin et de Proclus. Le premier est avant tout soucieux de décrire la hiérarchie des êtres, depuis les anges ou intelligences jusqu ’ aux esprits inférieurs pour déterminer en quelque sorte la position métaphysique de chacun d ’ eux ; le second, beaucoup plus voisin de Platon, malgré les différences, veut montrer comment chaque degré de la hiérarchie contient toute la réalité possible, mais sous un aspect différent : l ’ Un contient toutes les choses, l ’ Intelligence aussi, l ’ Ame également ainsi que le monde sensible, mais chaque p.746 hypostase à sa manière ; dans l ’ Un, elles sont indistinctes ; dans l ’ Intelligence, elles se pénètrent grâce à une vision intuitive qui voit toutes en chacune ; dans l ’ Ame, elles ne sont plus liées que par les liens de la raison discursive ; dans le monde, elles restent extérieures les unes aux autres ; la différence qu ’ il y a de l ’ une à l ’ autre peut donc s ’ exprimer en termes de connaissance plutôt qu ’ en termes d ’ être. Le néoplatonicien se représente le passage d ’ une hypostase à la supérieure moins comme le passage d ’ une réalité à une autre que comme la vision de plus en plus approfondie, de plus en plus une d ’ un même univers.
Or c ’ est cette idée néoplatonicienne qui, exprimée de mille façons dans le De doctes ignorantia (1440) et les autres œuvres du cardinal, forme véritablement le fond de sa pensée : il cherche une méthode qui lui permettra de passer à un plan de vision de l ’ univers supérieur à celui de la raison et à celui
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