Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
et acquise par la volonté, puisqu’elle est louée ; elle n’existe réellement que lorsqu’elle est devenue habitude, c’est-à-dire lorsque, tout acquise qu’elle est, elle produit les actions avec la même facilité qu’une disposition innée ; l’homme n’est vraiment juste que s’il n’a aucune peine, s’il a même plaisir p.243 à faire une action juste ; cette habitude, née de la volonté, la rend en même temps plus ferme. Tout ce qu’il y a de vertu chez l’homme vient donc de son choix volontaire.
Mais que doit être ce choix pour être raisonnable et vertueux ? Sur ce point capital, Aristote (c’est la caractéristique de sa méthode en morale) fait appel d’une part à une analogie, d’autre part à l’opinion commune ( II, 6 ). D’abord à l’analogie de l’acte vertueux avec les œuvres de la nature et de l’art : ces œuvres visent avant tout à éviter les excès, le trop ou le trop peu ; les médecins savent que la santé ou l’excellence du corps est une juste proportion des forces actives contraires, chaud et froid, qui influent sur le corps ; le sculpteur et l’architecte visent aussi certaines proportions justes ; la nature et l’art trouvent leur excellence, lorsqu’ils ont atteint ce milieu entre deux excès. La condition matérielle de cet idéal est qu’ils opèrent sur un de ces continus qui comportent le plus et le moins, un de ces multiples infinis dont Platon parlait dans le Philèbe, oùs’accouplent plus chaud et plus froid, plus grave et plus aigu. Or cette condition est réalisée dans la vie morale ; la volonté travaille sur des actions et des passions qui comportent le manque et l’excès, le plus et le moins, qui se présentent par couples, comme crainte et audace, désir et aversion, où toute augmentation d’un des termes est une diminution de l’autre ; la vertu consistera à atteindre en ces continus le juste milieu. Et c’est aussi l’opinion commune selon laquelle il y a une seule manière d’être bon et mille d’être mauvais. Mais le problème du milieu se présente aussi avec des caractères particuliers, dus à l’objet de la morale : il ne s’agit point en effet, pour trouver l’objet de la vertu, de définir d’une manière précise et absolue un milieu, comme on définit une moyenne arithmétique entre deux extrêmes. La morale ne comporte pas pareille rigueur : elle s’adresse en effet à des hommes naturellement enclins à des passions opposées, de tout degré et de toute nature ; elle a moins à donner à ces hommes une définition théorique de la vertu, qu’à la produire p.244 en eux ; or il est clair que l’on ne produira pas le courage de la même manière chez le timide qu’il faut exciter et chez l’audacieux qu’il faut réprimer ; selon les cas, le milieu sera plus près de l’un ou de l’autre extrême ; il est milieu par rapport à nous et non selon la chose même. La détermination du milieu, inséparable des moyens pour le produire, est donc une question de tact et de prudence. Ajoutez que, dans une moyenne arithmétique, le milieu est postérieur aux extrêmes et déterminé par eux ; dans la vie morale, les extrêmes sont, au moins idéalement, postérieurs au milieu et ne sont extrêmes que relativement à lui : l’imparfait ne se conçoit comme tel que par rapport au parfait ; et c’est en un sens le milieu qui est le véritable extrême, c’est-à-dire le plus haut degré de perfection ( II, 6 ).
La vertu est donc, en résumé, une disposition acquise (έξις), de la volonté qui consiste en un milieu, milieu relatif à nous, défini en raison, c’est-à-dire tel qu’un homme de tact peut le définir [356]. Cadre très général, que viendra remplir l’expérience morale ; autant de couples de passions opposés, autant de vertus, et autant de couples de vices opposés entre eux et à la vertu. Relativement à la crainte et à l’audace, par exemple, il y a une vertu, qui est le courage, et deux vices qui sont la témérité et la lâcheté ; relativement à la recherche du plaisir, la vertu est la tempérance et les vices opposés sont l’intempérance et l’insensibilité. De même, lorsque nous trouvons un couple d’actions opposées l’une à l’autre ; relativement au don des richesses par exemple, la vertu est la libéralité, les vices opposés sont d’une part la mesquinerie, d’autre part la prodigalité ( II, 7 ). Ces exemples nous font mieux voir
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