Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
pourtant que l’une des thèses que Platon met dans la bouche des amis du plaisir, à savoir cette thèse que le plaisir est en mouvement, thèse qui est absente de l’exposé d’Eudoxe, se trouve attribuée à Aristippe dans l’énumération que Diogène Laërce fait de ses opinions. Mais on a fait valoir récemment, et avec grande raison, que c’est à tort que l’on croit que Platon attribue aux partisans du plaisir cette thèse que le plaisir est en mouvement ; en fait, il ne dit rien de pareil, et il n’utilise la thèse que pour démontrer que, s’il en est ainsi, le plaisir ne peut être la fin des biens. Et Aristote, dans l’ Éthique, reproduisant la thèse, la considère uniquement à titre d’objection contre les hédonistes et pas du tout comme une de leurs affirmations. A vrai dire, la polémique entre partisans et adversaires du plaisir, telle qu’elle est présentée dans ce chapitre de l’Éthique, cette même polémique, qui avait donné occasion à Platon d’écrire le Philèbe, apparaît comme une polémique d’école, intérieure à l’Académie, entre Speusippe, qui soutenait que le plaisir est toujours un mal, et Eudoxe, qui pensait qu’il est toujours un bien. Le caractère un peu artificiel de chacune de ces deux thèses (Speusippe soutenant la sienne moins parce qu’il la croit vraie que pour détourner les hommes du plaisir) montre qu’il s’agit peut-être d’une discussion d’école.
Ces textes, pas plus que celui de la République (505b)qui attribue l’hédonisme au vulgaire, ne paraissent donc pas viser Aristippe ni pouvoir étendre la connaissance que nous avons de lui ; ils nous montrent en revanche que la question de la valeur du plaisir était au IV e siècle vivement discutée partout.
L’argumentation d’Eudoxe (tous cherchent le plaisir, fuient la douleur et s’arrêtent au plaisir comme à une fin) est d’ailleurs une argumentation fort banale qu’Aristippe a employée aussi pour prouver que le plaisir était la fin des biens [407]. Il p.281 ne peut en être autrement, si, pour déterminer la fin, on ne fait que constater une évidence.
Toute l’originalité du cyrénaïsme paraît être dans l’effort pour s’en tenir à cette évidence primaire en n’y superposant aucune vue rationnelle, et bon nombre des opinions de sa doxographie est destiné à répondre aux objections de gens habitués à construire rationnellement leur idéal de vie plutôt qu’à se fier à leurs impressions ou appréciations immédiates. Il est certain par exemple que le caractère fugace et mobile du plaisir ne s’accorde nullement avec le bonheur stable et indéfectible que rêve le sage ; c’est pourquoi nous verrons plus tard Épicure, pour garder le plaisir comme fin, mieux aimer transformer et adultérer la notion du plaisir que de renoncer à la stabilité de la sagesse ; il recherchera un plaisir calme et stable, consistant dans l’absence de douleur et non pas le plaisir en mouvement des Cyrénaïques, si glissant. A quoi Aristippe (ou plutôt ses successeurs) répondaient que ce prétendu plaisir n’était pas différent de l’état de sommeil, mais que, d’ailleurs, le sage ne s’inquiétait nullement de ce bonheur stable et continu, et que sa fin était le plaisir du moment ; le bonheur n’était qu’un résultat fait de la réunion de tous les plaisirs, mais nullement une fin. C’est encore une objection du même genre que celle qui consiste à dire que les plaisirs causés par les actes répréhensibles sont eux-mêmes répréhensibles ; c’est faire intervenir dans l’appréciation du plaisir une représentation intellectuelle qui n’y a que faire ; le plaisir comme tel, même en ce cas, pour Aristippe, est un bien.
Nous verrons un peu plus loin comment Épicure a cru pouvoir, en conservant le plaisir comme fin, rendre l’homme maître de son bonheur. Il suffisait que le seul plaisir qui existât fût le plaisir du corps, le plaisir de l’esprit n’étant que le souvenir ou la prévision de pareils plaisirs ; comme l’homme est maître de diriger son souvenir et sa pensée, il peut accumuler les plaisirs. C’est là une construction sans valeur pour le cyrénaïque : p.282 d’abord l’esprit a ses plaisirs et ses peines à part, qui n’ont rien à voir avec ceux du corps, par exemple le plaisir de sauver la patrie ; ensuite le temps efface vite le souvenir d’un plaisir corporel ; enfin les plaisirs du corps surpassent
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