Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
champs, de mes troupeaux, de mes pépinières… »
Ce qui est original, dans le cas de Lyautey, est cette sorte d’amalgame politique qu’il opère entre ses propres idées, de catholique, traditionaliste, et les nécessités de sa politique. Ce conservateur juge ainsi qu’il faut renforcer le pouvoir du Sultan, le Maghzen — l’État marocain —, face au désordre du Siba : « J’ai au cœur une haine féroce, celle du désordre, de la révolution. » Il protège ainsi les institutions marocaines, et l’Islam aussi qui le fascine comme l’ont fasciné les cérémonies bouddhistes au Cambodge. Il dit qu’il tient à être enterré dans une kouba blanche à tuiles vertes, comme celles qui abritent les saints du pays, mais avec une inscription bilingue pour rappeler qu’il est profondément catholique tout en respectant les traditions du pays. Il déclare aux colons que balayer le régime, cela ne se peut pas à cause des traités, mais que cela ne se doit pas non plus : il veut au contraire rehausser son prestige, celui du Sultan en particulier. Cette œuvre de restauration — qu’il eût préféré accomplir en France… — va de pair avec une aide à l’Islam, mais aussi avec une promesse aux tribus berbères que leurs coutumes seront sauvegardées.
Cette politique conservatrice n’a de sens, bien sûr, que pour autant qu’elle s’accompagne de modernité : Lyautey veut développer la médecine, l’enseignement, et ce rajeunissement doit être l’œuvre de l’administration française ; de l’administration et d’elle seule, pas de représentants des colons ; Lyautey haïssant tout ce qui pourrait être un relent de parlementarisme. Il juge que la prospérité ainsi programmée devrait rallier la population au principe du protectorat, qui pourrait ainsi devenir une solution définitive.
Mais les Bureaux, à Paris, freinent l’action de ce condottiere, dont le goût du faste et l’homosexualité choquent… « On ne pose pas une brique [au Maroc] sans que ce soit étudié à Paris un an d’avance, contrôlé, réglé à très grands frais », se plaint Lyautey. Il ne voudrait pas quele Maroc soit, comme nos départements, « châtrés par les préfets, et privés de vie ». De fait, en métropole, la gauche se méfie du proconsul, la droite juge qu’il brime les colons en protégeant ainsi le Sultan, en allant contre une intégration à l’algéroise. Car Lyautey œuvre pour un dédoublement du pays, avec sa partie marocaine et sa partie française, qui collaboreraient.
Au Maroc, le pouvoir monarchique apprécie, certes, cette aide apportée à son autorité, ce respect de l’identité marocaine, mais ce renforcement doit l’aider un jour à se débarrasser de l’occupant… Si ce n’est que le soulèvement d’Abd el-Krim contre l’Espagnol, la guerre du Riff et la contagion qu’elle sécrète, prennent à contre-pied et le sultan et Lyautey. Alors que celui-ci voyait dans le soulèvement contre l’Espagne, et elle seule, la preuve du succès de sa politique, l’événement se transforme en contre-preuve, mettant en péril toute l’œuvre qu’il avait accomplie.
R USSES ET A NGLAIS : LE C AUCASE ET L ’ A SIE CENTRALE SOUS SURVEILLANCE
Pour les Anglais, l’essentiel, c’est l’Inde, dont ils assurent le contrôle jusqu’à ses défenses « naturelles ». Mais, de l’autre côté de l’Himalaya, au nord-ouest, la poussée des Russes se dirige vers le Sud. Elle devient dangereuse pour l’Angleterre après la guerre de Crimée, en 1854. Si les Anglais surveillaient l’expansion russe, les Russes surveillaient aussi l’expansion britannique, cette lutte de « la baleine et de l’éléphant », comme on a dit, qui dura près d’un siècle, de 1829 à 1907 ; mais elle avait quelques antécédents — les conflits dans la Baltique, le sort de la Compagnie anglaise de la Moscovie — et laissa des traces encore après 1907, date du traité de partage de la Perse en zones d’influence entre Russes et Anglais ; or, l’alliance contre l’Allemagne en 1914, et encore en 1941, n’a rien effacé, en Iran comme en Afghanistan ; des séquelles sont réapparues entre 1950 et 1990.
Au vrai, l’appétit de terres, chez les tsars, semble ne jamais être satisfait : ils occupaient toute la Sibérie,l’Alaska, et voilà qu’en 1821 le tsar promulgue un oukase : « pour réserver aux vaisseaux russes le monopole du commerce et de la
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