Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
les syndicats ; surtout, elle a dû se replier sur des bases plus réduites, mais insoumises, les familles, qui ont plus qu’ailleurs rejeté les mariages mixtes.
La résistance s’est enracinée dans les foyers, asiles inviolés de l’identité et de l’Islam. Certes, les familles envoyaient leurs enfants à l’école pour qu’ils s’instruisent, connaissent le progrès des techniques, se modernisent. Certains désiraient s’occidentaliser et devenir français, tel Ferhat Abbas en Algérie ; mais, devant l’intransigeance des interlocuteurs, devant le refus colonial, la plupart se sont détournés de ce projet et ont cherché autrement les voies de leur libération.
Quant aux Européens, ils souhaitaient que l’Histoire arrête son cours. A la sueur de leur front, avec l’aide de « leurs » Arabes, ils avaient dû et ils avaient su reconstruire leur vie ici ; cette terre était la leur ; « avant régnait le Moyen Age ».
Vis-à-vis des Arabes, nulle haine, tant que ceux-ci revendiquent seulement un salaire meilleur. Dans les fermes, en Oranie par exemple, on vit en commun, partageant le couscous, participant chacun aux festivités de l’autre, naissances, anniversaires ; mais il n’y a guère de mariages mixtes, ou si peu.
Il y a des limites à ne pas franchir et qu’illustre en Afrique du Sud, cette fois, une aventure arrivée à Gandhi, mais qui vaut pour l’Afrique du Nord. Elle montre bien comment fonctionne le racisme. Ayant en poche un billet pour la diligence de Durban à Johannesburg, en Afrique du Sud, Gandhi ne put y pénétrer, car « un coolie ne voyage que dehors ». Se rendant à Pretoria, il étudia soigneusement le règlement des chemins de fer et, ainsi munid’arguments, exigea un billet de première classe, suscitant la colère du préposé, car celui-ci lui avait déjà refusé un billet de troisième classe : entre-temps, Gandhi s’était procuré un beau costume à l’européenne et une cravate.
L’anecdote révèle bien un des traits du racisme courant : l’indigène ignore le plus souvent que son plus grand crime, c’est une image : une image fabriquée de toutes pièces, « comme une fausse monnaie mais qui aurait cours légal » (Jean Cohen, Les Temps modernes , 1955). Alors qu’en métropole la condition de l’ouvrier l’est par accident, elle ne se déduit pas de son essence, outre-mer le colonisé est à la fois une classe et une race. Autant dire qu’il n’est pas un homme, un citoyen comme les autres. Le langage l’atteste : un Européen témoigne un jour devant le tribunal : « Y avait-il d’autres témoins ? » demande le juge. « Oui, cinq, deux hommes et trois Arabes. » Celui-ci n’a d’ailleurs pas de nom : outre qu’on le tutoie, il s’appelle toujours Mohamed, pour le mâle, Fatma, pour la femelle. Car, en Algérie, l’indigène a perdu un à un tous ses attributs : vers 1950, il n’existait plus que de rares journaux ou publications écrits en arabe, revenu au statut de langue non écrite, comme un patois ; l’indigène ne compte donc plus, ou qu’à moitié : « Ce médecin a-t-il une grosse clientèle ? » « Oui, mais ce sont des Arabes. »
Que la revendication pointe et change de sens, et voilà que réapparaissent les fantasmes, la haine. Qu’y peut comprendre le métropolitain ? Que signifient ces réformes qu’il prétend vouloir appliquer à une société dont il ignore les habitudes… Sur le terrain, les pieds-noirs deviennent tous des ultras, mais des racistes qui le nient, car ils se réclament des idées de la gauche, de la République ; au reste, ne sont-ils pas les descendants des proscrits des Journées de juin 48, des communards de 1871 ? Ils luttent contre l’Islam obscurantiste, promeuvent la civilisation du progrès, « amènent même les Arabes jusqu’aux bureaux de vote ». Ces pieds-noirs votent volontiers à gauche — pas tous, certes, mais jusqu’à 30 % en Oranie, vers 1952. Sont-ils racistes qu’ils n’en ont pas conscience, comme en atteste ce propos que tenait à Marc Ferro un dirigeant communiste d’Oran « Mais enfin, même ma Mauresque comprendraitcela. » Autre témoignage, en 1948, lors de son premier cours d’histoire, au lycée Lamoricière, en 5 e , l’auteur indique aux élèves qu’après la chute de l’Empire romain et la montée du christianisme il traitera de la civilisation arabe : il est alors interrompu par un immense éclat de rire…
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