Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
m’attendait.
– Le sergent de canonniers ?
– Oui.
– Ah ! il vous a bien attendu ;
mais depuis une heure, il est en route.
Le chagrin d’être arrivé trop tard me faisait
crier :
– Pauvre vieux !… pauvre
vieux !… Venir de si loin !… Quel malheur !
Et sur le coin de la table, en prenant ma
chopine de vin et cassant une croûte, j’écrivis à ce bon vieux
camarade une longue lettre, pour lui raconter ces choses et
m’excuser. Je la mis moi-même à la boîte, après l’avoir affranchie,
et je repartis, rêvant à l’égoïsme des femmes, car les meilleures
sont véritablement égoïstes, et se figurent qu’on ne peut aimer
qu’elles et la famille.
Je rentrai tard à Phalsbourg ; la porte
de la ville était fermée, il fallut appeler le vieux
portier-consigne Lebrun et me faire ouvrir.
En arrivant devant notre boutique, je vis
encore de la lumière aux fentes du volet. Je donnai deux petits
coups. Marguerite m’ouvrit ; elle avait pleuré ; cela
m’attendrit beaucoup. Je voulus m’excuser, mais elle était bien
contente de me revoir ; elle reconnut ses torts de sorte qu’au
lieu d’être fâchée contre moi, comme je l’avais craint, elle
m’estima plus encore qu’avant si c’était possible.
Le caractère des femmes, voyez-vous, je le
connais. Elles aiment les hommes francs, et même quelquefois il
faut leur parler avec force et leur dire vertement ce qu’on
pense ; il faut toujours avoir raison avec elles, et se faire
obéir quand on est dans son droit ; sans cela, toutes, depuis
la première jusqu’à la dernière, vous prendront, comme on dit, sous
la pantoufle et vous feront marcher comme au régiment.
Cette petite affaire rendit donc Marguerite
encore plus agréable pour moi : c’est moi qui lisais les
lettres le matin, et c’est moi qui donnais les ordres, après avoir
consulté ma femme, bien entendu.
Mais tout cela ne m’empêchait pas d’être
chagrin de n’avoir pas revu mon ami Sôme, car les choses devenaient
toujours plus graves, et l’on ne pouvait savoir si l’on reverrait
jamais les camarades qu’on avait aux armées. Jourdan avait passé le
Rhin à Dusseldorf ; il le remontait sur la rive droite ;
naturellement tout le monde pensait qu’il était d’accord avec
Pichegru, qui ne pouvait manquer de passer aussi le fleuve, soit à
Huningue, soit à Strasbourg, pour tomber ensemble sur nos ennemis.
On s’attendait du jour au lendemain à recevoir la nouvelle que les
deux armées manœuvraient ensemble sur la rive droite ; cela
dura plus de trois semaines, et Pichegru ne bougeait pas. Jourdan
s’était mis entre les deux armées de Wurmser et de Clairfayt.
L’idée d’une trahison vous gagnait, surtout les anciens soldats
comme moi, qui savaient ce que c’est de compter sur des secours qui
n’arrivent pas : j’en avais vu des exemples assez
terribles !
Enfin on apprit que Pichegru venait de se
décider, qu’il avait passé le Rhin et pris Mannheim sans
résistance.
Dans toute l’Alsace et la Lorraine on criait
victoire ; on pensait apprendre d’heure en heure, à chaque
courrier, que Jourdan et Pichegru venaient de se réunir à
Heidelberg, séparant ainsi les deux armées ennemies, et qu’ils
allaient les écraser l’une après l’autre. Pichegru n’avait qu’à
s’avancer, mais il n’engagea que deux divisions, qui furent
tournées et massacrées. Clairfayt entra victorieux dans Heidelberg.
Jourdan, menacé sur ses derrières repassa le Rhin à Neuwied ;
l’ennemi rentra dans Mayence ; il traversa le pont et nous
força de lever le blocus sur la rive gauche. Pichegru fit encore
prendre neuf mille hommes, qu’il laissa sans raison à Mannheim, en
repassant le fleuve, ensuite il courut en pleine déroute jusqu’aux
lignes de Wissembourg.
Pendant ce temps des milliers de blessés
arrivaient chez nous. On ne pouvait en loger la moitié dans les
hôpitaux, ils remplissaient nos villages. Il en arrivait aussi par
la route de Metz ; tous les bourgeois prêtaient des
lits ; nos deux casernes étaient pleines de ces malheureux,
comme celles d’Angers, de Saumur, et de Nantes, après Laval, Le
Mans et Savenay. Ceux qui n’avaient pas encore vu ce spectacle
croyaient que tous les blessés du monde arrivaient à
Phalsbourg ; ils ne savaient pas que les généraux ne disent
jamais la vérité sur leurs pertes et qu’ils en mettent toujours dix
fois moins au rapport.
Un matin que j’ouvrais ma boutique,
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