Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
ho !
ho !… Vive la république !… Allons, enfants de la
patrie !… etc. ; » les officiers et sous-officiers
qui s’arrêtent, en passant, pour prendre un petit verre
d’eau-de-vie sur le pouce, et se mettent ensuite à courir pour
rejoindre la colonne ; enfin le grand spectacle de la guerre
qui s’avance ne cessait plus, et notre boutique était toujours
pleine de soldats.
Ces braves gens me reconnaissaient comme un
ancien ; on se donnait des poignées de main, et plus d’une
fois l’idée me passait par la tête de rempoigner un fusil, une
giberne, et d’emboîter le pas. Je me représentais le roulement de
la fusillade et les cris : « En avant ! À la
baïonnette ! » Le chaud et le froid me traversaient d’un
coup, comme lorsqu’on entend battre le pas de charge et qu’on part
du pied gauche ; mais la vue de notre petit Jean-Pierre sur le
bras de Marguerite me calmait, et je rentrais dans ma coquille,
bien content d’avoir mon congé en règle. Et puis la conduite de
notre Convention, qui trahissait la république, n’engageait pas les
patriotes à se faire casser les os en l’honneur de ses mauvais
décrets ; chacun se disait : « Une fois nous morts,
qu’est-ce qui restera ? Des royalistes, des muscadins, des
Cabarrus, les anciens valets et les boutiquiers aristocrates de la
cour, aux environs des Tuileries ; la race abominable des
assassins du Midi, qui redemanderont leur fils de saint Louis, leur
comte d’Artois et les émigrés. Non ! non ! Cette
Convention va bientôt finir, et puis nous verrons. »
Vous pensez bien qu’on ne nous payait pas en
or, ni même en pièces de quinze ou trente sous ; nous
n’aurions pas eu de quoi rendre : le louis valait quinze cents
francs en assignats ; où mettre ces tas de papiers ? Ce
sont les gros sous qui nous ont sauvés. Tous les huit jours j’en
remplissais une caisse de trois à quatre cents livres, solidement
clouée et ficelée en croix, et je la donnais à Baptiste pour les
Simonis, qui m’envoyaient en retour la quittance et de nouvelles
marchandises.
Depuis la défaite du peuple, en prairial, les
traîtres laissaient tout aller à l’abandon, leurs journaux ne
finissaient pas d’insulter la république, leurs clubs prêchaient la
révolte, et chez nous on n’entendait plus parler que de chauffeurs
embusqués dans les bois, pour arrêter les voitures, piller les
fermes et dévaliser les juifs. Une bande de ces brigands avait
tellement chauffé les pieds du vieux Leiser et de sa femme, à
Mittelbronn, pensant les forcer à dire l’endroit de leur argent,
que les malheureux en étaient morts. Schinderhannes écumait la
montagne depuis l’Alsace jusqu’au Palatinat, et chaque fois que
Baptiste faisait le voyage de Strasbourg, il avait deux pistolets
d’une aune à sa ceinture, son sabre et son fusil dans la paille. Je
me souviens qu’un jour le bruit s’étant répandu que la bande venait
d’arrêter le courrier sous les roches du Holderloch, il n’osait pas
se charger de ma caisse, d’autant plus que la nuit venait.
Je fus obligé, pour lui donner confiance, de
m’asseoir à son côté, le fusil entre les genoux, et de l’escorter
jusqu’à Saverne. Si Schinderhannes était venu cette nuit-là, il
aurait fait connaissance avec le sergent Bastien, de la
13 e légère, mais tout se passa tranquillement ; le
même soir je revins de Saverne par la traverse, mon fusil en
bandoulière, ne voulant pas laisser Marguerite dans l’inquiétude.
Enfin voilà pourtant à quel état de misère les soixante-treize
avaient réduit notre pays ; ils espéraient à force de crimes
et de trahisons nous forcer à demander un roi ; car d’aller se
démasquer, et de se déclarer royalistes ouvertement, ils n’auraient
jamais osé ; nos armées républicaines seraient aussitôt venues
leur rendre visite à marches forcées.
Ils nommèrent alors une commission de onze
membres, chargés de préparer la nouvelle constitution, et tous les
patriotes frémirent en pensant que les royalistes allaient nous
donner des lois.
Cette constitution fut décrétée le 17 août
1795, sous le nom de constitution de l’an III. Elle déclarait
d’abord que l’ordre reposait sur la propriété seule, d’où chacun
devait comprendre que celui qui n’avait pas hérité de rentes, ou
qui n’en avait pas gagné par n’importe quel moyen, comme Tallien et
beaucoup d’autres, n’était plus rien ; que l’argent passait
avant le
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