Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
plusieurs
convois entraient par la porte de France, on avait étendu des
matelas dans la vieille halle, sur les pavés, en plein air. À la
fin du mois d’octobre, il faisait déjà froid ; c’était un
bonheur, car cette boucherie d’hommes, dont le plus grand nombre
n’avaient pas été pansés depuis Kaiserslautern, Hombourg et
Deux-Ponts, répandaient une véritable peste en route.
Comme les voitures arrivaient lentement sur la
petite place, où l’on commençait à les décharger, le citoyen
Dapréaux, apothicaire en chef de l’hôpital militaire, vint me dire
qu’un des blessés demandait à me parler.
J’y allai tout de suite, et sur une paillasse,
contre le grand pilier, au milieu de la halle, je vis mon vieux
camarade Sôme, mais tellement jaune et les yeux enfoncés, que j’eus
de la peine à le reconnaître.
– C’est moi, Michel, dit-il, tu ne me
reconnais pas ?
Alors je me baissai pour l’embrasser, mais il
sentait si mauvais que le cœur me manqua ; je fus obligé de me
retenir au pilier. Il s’en aperçut et me dit :
– J’ai un biscaïen dans la hanche ;
fais-moi porter ailleurs, je me panserai moi-même.
L’idée d’avoir cette odeur dans la maison
m’épouvantait ; par bonheur Marguerite venait de me
suivre.
– Tu connais cet homme ? me
dit-elle.
– Oui, c’est mon pauvre camarade
Sôme.
Aussitôt elle ordonna de le porter chez nous,
par la porte de l’allée, dans la chambre en haut, où nous avions un
lit ; et comme en ce moment il arrivait cinq ou six autres
blessés à la file, sur les brancards, je partis, criant en
moi-même :
« Mon Dieu ! quelle misère !
Est-il possible que ceux qu’on aime le plus vous fassent une
pareille horreur ! »
Mais pour bien des choses les femmes ont plus
de courage que nous ; l’Être suprême veut que nous ayons cette
consolation ; sans cela que deviendrions-nous ? les trois
quarts des malades seraient abandonnés.
Marguerite avait déjà tout préparé en
haut ; quelques instants après le brancard arrivait. Moi, dans
la boutique, j’entendais les pas des infirmiers monter l’escalier,
sans oser les suivre ; pourtant j’avais vu bien d’autres
carnages en Vendée ; mais quand on traîne au milieu de ces
misères, et qu’on est soi-même entre la vie et la mort, on n’y fait
plus attention.
Maintenant tout ce que je puis vous dire,
c’est que dans les huit premiers jours, personne, excepté
Marguerite et le docteur Steinbrenner, ne monta ; la vieille
sage-femme Marie-Anne Lamelle, qui demeurait sur le palier, fut
elle-même obligée de s’en aller, ne pouvant y tenir. Marguerite
découpait des bandes et faisait de la charpie. Le docteur vint un
matin, avec son camarade de l’hôpital, Piedfort, tirer le biscaïen.
Ils eurent de la peine, car Sôme, un des hommes les plus durs que
j’aie connus, poussait des cris sourds qu’on entendait à travers le
plafond.
En voilà bien assez sur ces
horreurs !
Au bout de trois semaines environ, mon pauvre
vieux camarade se promenait avec des béquilles et se remettait à
rire en disant :
– Eh bien ! Michel, j’en suis encore
réchappé cette fois, hé ! hé ! hé !… Ta femme m’a
bien soigné ; sans ses bonnes soupes grasses, je passais
l’arme à gauche.
Il avait raison. Combien d’autres, faute de
soins, étaient couchés dans le nouveau cimetière des Peupliers, sur
la route de Metz ! Bien des années après, quand on fit le
chemin de la route, au Champ de Mars, en voyant cette masse
d’ossements qu’il fallait déterrer, le monde s’arrêtait et
disait :
– Comme ils ont les dents blanches !
Il ne leur en manque pas une seule.
Je crois bien, c’étaient tous des jeunes gens
de vingt à trente ans, en 95. Pichegru, pour avoir des honneurs et
de l’argent, en avait fait massacrer comme cela deux divisions
entières, sans parler de ceux qui tombèrent à la retraite. Le
scélérat était en marché depuis quelque temps avec le prince de
Condé, pour lui livrer Huningue et s’avancer ensemble sur Paris.
C’est l’un des héros royalistes !…
Dans quinze jours,
il avait fait périr par trahison plus de républicains sous ses
ordres, que le Comité de salut public n’avait fait guillotiner de
traîtres et d’aristocrates ! Et voilà des gens qui ne
finissent pas de gémir en parlant de la terreur ; ils prennent
sans doute les paysans pour des ânes, mais je les préviens que
c’est à tort ; le peuple trompé
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