Hitler m'a dit
de domicile toutes les nuits.
La Reichswehr n’avait pas compris les possibilités qui lui étaient offertes. Elle avait obtenu satisfaction, puisque Roehm était supprimé, et que sa propre indépendance était assurée. Elle s’en contentait et restait passive. Des troubles intérieurs ne pouvaient que la gêner. Elle se réservait le droit d’enquêter un jour ou l’autre sur l’assassinat des généraux von Schleicher et von Bredow, et ne demandait rien de plus. Elle laissait ainsi échapper la seule chance de dissiper le cauchemar national-socialiste.
Les grands chefs militaires, totalement dépourvus de clairvoyance et de sens politique, incapables de toute décision hardie, hésitant dès que l’intérêt militaire n’était pas en jeu, souhaitaient que l’ordre fût rétabli le plus rapidement possible et ne voyaient pas plus loin. Cette carence des officiers généraux, des hauts fonctionnaires, des représentants de la grande industrie et de la grande propriété laissait pressentir leur attitude ultérieure. Ils n’étaient plus capables d’une action politique indépendante. À chaque crise nouvelle ils continueraient à manifester une certaine opposition, mais s’arrêteraient devant l’action décisive : le renversement du régime.
Avec cette sûreté d’intuition qui fait sa plus grande force, Hitler avait flairé sur-le-champ l’indécision et l’impuissance de ses adversaires bourgeois. Pourtant il était encore loin, du moins dans la période qui suivit le 30 juin, de faire figure de vainqueur. Je l’observais, assis en face de moi, pendant que je lui faisais mon rapport. Il avait le visage boursouflé, les traits tirés. Son regard était terne ; il ne me regardait pas. Il jouait avec ses doigts, distrait, apathique, absent. Il se décida tout de même à me poser quelques questions et approuva sommairement mes propositions. Pendant tout ce temps, j’avais l’impression que le dégoût, la lassitude et le mépris lui remontaient aux lèvres, et que ses pensées étaient loin de nos affaires.
Après nous avoir congédiés, il nous rappela Forster et moi. « Venez, Rauschning, me dit-il d’un ton plu s animé et comme s’il s’éveillait soudain, venez. » Et s’adressant à Forster : « J’ai encore quelque chose à vous demander. »
J’étais curieux de savoir de quoi il s’agissait. Mais je compris bien vite qu’il avait tout simplement besoin de ne pas rester seul. « Parlez-moi de Dantzig. Que s’y passe-t-il ? Avez-vous réussi à supprimer le chômage ? Que devient l’autostrade ? Vous entendez-vous avec les Polonais ? » Forster ne me laissa pas le temps de répondre. Sur un ton suffisant il exposa tout ce qui avait été réalisé et tout ce qui aurait pu l’être encore si Dantzig n’avait pas eu de difficultés monétaires. Hitler essaya de faire preuve d’intérêt en glissant quelques observations. Mais je m’aperçus qu’en réalité, il ne nous écoutait pas. Son regard était fixe, sans expression, dirigé droit devant lui. Puis il l’abaissa. Forster venait de lui poser une question. La réponse ne vint pas. Il y eut un silence qui me parut long. Hitler se leva et se mit à arpenter la pièce. Il allait et venait entre la porte et le bureau, les mains croisées derrière le dos.
On m’avait dit qu’il ne dormait plus que quelques heures depuis le massacre du 30 juin, qu’il errait la nuit d’une chambre à l’autre, que les somnifères étaient sans effet, ou qu’il refusait d’en prendre, par crainte d’être empoisonné. Au petit jour, il tombait comme terrassé sur son lit et s’éveillait bientôt dans une crise de larmes. Il avait eu, à plusieurs reprises, des vomissements. Enveloppé dans des couvertures, il restait ensuite des heures dans son fauteuil, secoué par des frissons fébriles. Ces matins-là, il se croyait empoisonné. À d’autres moments, il faisait allumer tous les lustres et voulait beaucoup de monde autour de lui, puis, l’instant d’après, il ne voulait plus voir personne.
Il semblait craindre même la présence de ses amis les plus intimes. Le seul qu’il supportât encore était Hess. Quant à Buch, le bourreau, il l’avait pris en horreur, mais il n’osait pas l’éloigner, tant il en avait peur. On disait – que ne disait-on pas ? – qu’au dernier moment, le 30 juin, ses nerfs l’avaient trahi et que tout s’était passé à son insu, bien qu’en son nom, qu’il avait
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