Hommage à la Catalogne
venaient, en écrivant, à mettre dans leurs attaques réciproques plus d’âpreté qu’à l’égard des fascistes. Pourtant, à cette époque, je ne pouvais encore me résoudre à prendre tout cela vraiment au sérieux. Cette inimitié entre partis m’ennuyait, m’écœurait même, mais je n’y voyais qu’un chamaillis domestique. Je ne croyais pas qu’elle tût de nature à rien changer, ni qu’il y eût des divergences de politiques réellement inconciliables. Je me rendais compte que les communistes et les libéraux se refusaient à laisser progresser la révolution ; je ne me rendais pas compte qu’ils pouvaient être capables de la faire régresser.
Il y avait à cela une bonne raison. Pendant tout ce temps-là j’étais au front, et au front l’atmosphère sociale et politique ne changea pas. J’avais quitté Barcelone au début de janvier et je ne suis allé en permission que fin avril ; durant toute cette période – et même plus longtemps encore – dans la bande du secteur d’Aragon tenue par les troupes des anarchistes et du P.O.U.M., les conditions restèrent les mêmes, extérieurement tout au moins. L’atmosphère révolutionnaire demeura telle que je l’avais connue au début. Le général et le simple soldat, le paysan et le milicien continuaient à s’aborder en égaux, tous touchaient la même solde, étaient vêtus et nourris de même, s’appelaient « camarades » et se tutoyaient. Il n’y avait pas de classe de patrons ni de classe de domestiques, il n’y avait plus de mendiants, de prostituées, d’hommes de loi, de prêtres, de lécheurs de bottes, plus de saluts militaires obligatoires. Je respirais l’air de l’égalité, et j’étais assez naïf pour m’imaginer qu’il en allait de même dans toute l’Espagne gouvernementale. Je ne me rendais pas compte que, plus ou moins par hasard, je m’étais trouvé isolé dans la fraction la plus révolutionnaire de la classe ouvrière espagnole.
Aussi, quand mes camarades mieux instruits de la politique me disaient que dans cette guerre on ne pouvait pas prendre une attitude purement militaire, que le choix était entre révolution et fascisme, j’étais porté à me moquer d’eux. Somme toute, j’acceptais le point de vue communiste qui se réduisait à ceci : « Nous ne pouvons pas parler de révolution avant d’avoir gagné la guerre », et non le point de vue du P.O.U.M. qui se réduisait à ceci : « Nous devons avancer si nous ne voulons pas revenir en arrière. » Lorsque, par la suite, j’ai estimé que le P.O.U.M. avait raison, ou, en tout cas, davantage raison que les communistes, ce ne fut pas tout à fait en me plaçant sur le terrain de la théorie. Sur le papier, le raisonnement des communistes tenait debout ; le hic, c’était que leurs agissements réels ne permettaient pas de croire qu’ils le proposaient de bonne foi. Le mot d’ordre si souvent répété : « la guerre d’abord, la révolution après », pouvait bien être pieusement tenu pour article de foi par le milicien moyen du P.S.U.C., celui-ci pouvant penser en toute bonne foi que la révolution pourrait se poursuivre une fois la guerre terminée, ce mot d’ordre n’en était pas moins de la poudre jetée aux yeux. Ce à quoi travaillaient les communistes, ce n’était pas à ajourner la révolution espagnole jusqu’à un moment plus propice, mais à prendre toutes dispositions pour qu’elle n’ait jamais lieu. Cela devenait de plus en plus évident au fur et à mesure que le temps passait, que de plus en plus le pouvoir était arraché des mains de la classe ouvrière, et que de plus en plus de révolutionnaires de toutes nuances étaient jetés en prison. Tout se faisait au nom de la nécessité militaire, parce que c’était là un prétexte pour ainsi dire « tout fait », qui permettait de ramener les ouvriers en arrière, d’une position avantageuse à une position d’où, la guerre finie, il leur serait impossible d’opposer de la résistance à la réintroduction du capitalisme. Comprenez bien, je vous en prie, qu’en parlant ainsi, ce n’est pas contre les communistes de la base, et encore moins contre les milliers de communistes qui moururent héroïquement pour la défense de Madrid, que j’en ai. Mais ce n’était pas eux qui dirigeaient la politique de leur parti. Quant aux communistes haut placés, comment croire qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient !
Restait tout de même
Weitere Kostenlose Bücher