Hommage à la Catalogne
ailleurs, il semble être de tradition de gaver les malades. À Lérida les repas étaient terrifiants. Le petit déjeuner, vers six heures du matin, se composait d’une soupe, d’une omelette, de ragoût, de pain, de vin blanc et de café ; et le déjeuner était encore plus copieux – cela à un moment où la plus grande partie de la population civile était sérieusement sous-alimentée. Une alimentation légère, c’est une chose que les Espagnols paraissent ne pas admettre. Ils donnent aux malades la même nourriture qu’aux bien-portants – toujours cette même cuisine riche, grasse, où tout baigne dans l’huile d’olive.
Un matin, on annonça qu’on allait envoyer le jour même les hommes de ma salle à Barcelone. Je me débrouillai pour envoyer à ma femme un télégramme lui annonçant mon arrivée, et aussitôt après on nous entassa dans des autobus et l’on nous mena à la gare. C’est seulement au moment où déjà le train commençait à rouler que l’infirmier qui nous accompagnait laissa incidemment échapper qu’au demeurant ce n’était pas à Barcelone que nous allions, mais à Tarragone. Je suppose que le mécanicien avait changé d’avis. « Voilà bien l’Espagne ! » pensai-je. Mais ce qui fut très espagnol, aussi, c’est qu’ils consentirent à arrêter le train pour me donner le temps d’envoyer un autre télégramme ; et ce qui fut plus espagnol encore, c’est que ce télégramme n’arriva jamais à destination.
On nous avait mis dans des compartiments de troisième classe ordinaires, à banquettes de bois, et pourtant beaucoup d’entre nous étaient gravement blessés et quittaient le lit ce matin-là pour la première fois. Il ne fallut pas longtemps pour que, la chaleur et le cahotage aidant, la moitié des hommes s’évanouissent et que plusieurs se missent à vomir sur le plancher. L’infirmier se faufilait parmi ces formes étalées partout et qui avaient l’air de cadavres, portant une grande outre en peau de bouc pleine d’eau qu’il faisait gicler par-ci par-là dans une bouche. C’était une eau infecte ; je me souviens encore de son goût ! Nous entrâmes dans Tarragone au coucher du soleil. La voie ferrée longeait le rivage, à un jet de pierre de la mer. Tandis que notre train pénétrait dans la gare, un autre train militaire rempli d’hommes des Brigades internationales en sortait, et un groupe de gens, sur le pont, leur faisait des gestes d’adieu. C’était un train très long, plein à craquer d’hommes et transportant, attachés sur des trucks, des canons de campagne auxquels se cramponnaient encore des grappes d’hommes. Dans mon souvenir est restée particulièrement vive la vision de ce train passant dans la lumière dorée du soir ; les portières défilant, toutes garnies de visages bruns, souriants ; les longs canons inclinés ; les foulards écarlates flottant – tout cela nous croisant et s’éloignant dans un lent glissement, et se détachant sur la mer couleur de turquoise.
« Extranjeros – des étrangers – dit quelqu’un. Ce sont des Italiens... »
Visiblement c’étaient des Italiens : il n’y a qu’eux pour se grouper aussi pittoresquement ou rendre à la foule son salut avec autant de grâce – une grâce que n’altérait en rien le fait que la moitié d’entre eux tenaient, relevées en l’air, des bouteilles de vin et buvaient à même. Nous apprîmes par la suite que c’était là une partie des troupes qui avaient remporté la grande victoire de Guadalajara en mars ; ces hommes avaient été en permission et on les dirigeait à présent sur le front d’Aragon. Je crains bien que la plupart d’entre eux n’aient été tués à Huesca, à peine quelques semaines plus tard. Ceux d’entre nous qui se sentaient assez bien pour pouvoir se tenir debout avaient gagné les portières pour acclamer au passage les Italiens. Une béquille fut agitée en dehors d’un compartiment, des bras emmaillotés de pansements firent le salut rouge. On eût dit un tableau allégorique de la guerre, ces deux trains se croisant, l’un avec sa charge d’hommes frais glissant fièrement vers le front, l’autre ramenant lentement des estropiés – et cela n’empêchait pas les cœurs de bondir comme toujours à la vue des canons sur les trucks, qui faisait renaître le sentiment pernicieux, dont il est si difficile de se défaire, que la guerre, en dépit de tout, est bien chose
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