Hommage à la Catalogne
rentrer dans son pays. Toutefois personne n’avait de certitude à ce sujet. Dans certains secteurs du front les autorités continuaient à délivrer des certificats de démobilisation. À la frontière, tantôt on en reconnaissait la validité, et tantôt non. Dans ce dernier cas, c’était la prison sur-le-champ. Le nombre des « déserteurs » étrangers finit par se chiffrer par centaines, mais la plupart furent rapatriés quand on éleva des protestations à leur sujet dans leurs pays.
Des bandes de gardes d’assaut armés rôdaient partout dans les rues, les gardes civils occupaient toujours les cafés et d’autres immeubles en des points stratégiques, et un grand nombre des locaux du P.S.U.C. avaient encore leur protection de sacs de terre et leurs barricades. En différents points de la ville on avait posté des gardes civils et des carabiniers pour arrêter les passants et examiner leurs papiers. Tout le monde me recommanda de bien me garder de montrer ma carte de milicien du P.O.U.M., de ne sortir que mon passeport et mon billet d’hôpital. Laisser savoir qu’on avait servi dans les milices du P.O.U.M. suffisait à vous mettre en danger. Les miliciens du P.O.U.M., blessés ou en permission, étaient l’objet de brimades mesquines – ils rencontraient, par exemple, des difficultés pour toucher leur solde. La Batalla paraissait toujours, mais était censurée au point de friser l’inexistence ; Solidaridad et les autres journaux anarchistes étaient également soumis à de larges coupures. D’après un nouveau règlement, les parties censurées des journaux ne devaient pas être laissées en blanc, mais comblées avec d’autres « papiers », aussi était-il souvent impossible de savoir si quelque chose avait été coupé.
En ce qui concerne le manque de vivres, qui a sévi de façon variable durant tout le cours de la guerre, on était alors à l’un des pires moments. Le pain était rare, et le moins cher était falsifié avec du riz ; celui que les soldats recevaient à la caserne était abominable, on aurait dit du mastic. Il n’y avait que très peu de lait et de sucre, à peu près pas de tabac, à part les si coûteuses cigarettes de contrebande. Le manque d’huile d’olive, dont les Espagnols font une demi-douzaine d’emplois différents, se faisait sentir de façon aiguë. Les queues de femmes pour l’achat d’huile d’olive étaient placées sous la surveillance de gardes civils montés, qui s’amusaient parfois à faire entrer à reculons leurs chevaux dans la queue en tâchant de les faire marcher sur les pieds des femmes. Un autre petit désagrément, c’était le manque de menue monnaie. On avait retiré de la circulation les pièces d’argent sans y avoir encore substitué de monnaie nouvelle, si bien qu’il n’y avait rien entre la pièce de dix centimes et le billet de deux pesetas et demie, et tous les billets au-dessous de dix pesetas étaient très rares. Pour les gens les plus pauvres, cela représentait une aggravation de la disette. Une femme ne possédant qu’un billet de dix pesetas risquait, lorsque enfin, après avoir fait la queue pendant des heures à l’extérieur de l’épicerie, son tour arrivait, de ne pouvoir rien acheter du tout, parce que l’épicier n’avait pas de monnaie et qu’elle ne pouvait se permettre de dépenser d’un coup les dix pesetas.
Il n’est pas facile de faire comprendre l’atmosphère de cauchemar de cette époque, l’inquiétude très singulière causée par les bruits qui couraient et se contredisaient les uns les autres, par la censure des journaux et la présence constante d’hommes armés. Il n’est pas facile d’en donner l’idée exacte parce que, pour le moment, ce qu’il y a de capital dans une telle atmosphère n’existe pas en Angleterre. En Angleterre l’intolérance politique n’est pas considérée comme chose admise. Il existe bien une certaine persécution politique : si j’étais ouvrier mineur, je ne m’empresserais pas de faire savoir à mon patron que je suis communiste : mais le « bon membre du parti », le gangster-gramophone de la politique continentale, y est encore une rareté, et l’intention de « liquider » ou d’« éliminer » quiconque vient à n’être pas du même avis que vous n’y paraît pas encore chose naturelle. Cela ne paraissait que chose trop naturelle à Barcelone ! Du moment que les « stalinistes » dominaient il allait de soi que tout
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