Iacobus
voyageait en carrosse avec son jeune frère et son palefrenier, contrefait et
édenté. J’ajoutai bosse et boitement à ma silhouette difforme et teintai de
noir quelques-unes de mes dents. Deux chevaliers hospitaliers, l’un jeune à la
mâchoire carrée et au regard vide, l’autre, d’âge moyen, et à la dentition
cariée, se transformèrent en soldats au service de cette dame distinguée. Comme
je l’expliquai à frère Ferrando, elle s’arrêterait pour prier dans tous les
sanctuaires du Chemin pour me permettre d’effectuer tranquillement mes
recherches, et se montrerait très généreuse envers les pèlerins pauvres et
malades afin que les Templiers qui s’attendaient à découvrir un trio de
fugitifs mendiants soient bernés par ce groupe de riches voyageurs.
Le seizième jour d’octobre, laissant derrière
nous les vastes rouvraies de la commanderie, nous partîmes en direction de
Saint-Jacques-de-Compostelle. J’étais seul à le savoir pour l’instant, mais
Portomarin était la dernière terre des hospitaliers que je comptais fouler de
toute ma vie.
Tandis que nous traversions Sala Regina et
Ligonde, puis nous arrêtions pour prier dans l’église de Villar de Donas et
suivions par Lestrado et Ave Nostre en direction de Palas de Rei, les éléments
embrouillés de notre difficile situation voletaient dans mon esprit comme des
oiseaux devenus fous.
Il me fallait prévoir tous les mouvements
possibles de la partie serrée que je m’apprêtais à jouer, et pendant que je
guidais le splendide attelage du luxueux carrosse où voyageaient commodément
Sara et Jonas, je parcourais mentalement toutes les tournures possibles que pouvaient
prendre les événements en fonction de mes décisions ou de mes actions. Quand
mon plan fut solidement préparé, je mis Sara et Jonas au courant, leur
expliquant nettement leurs rôles.
Plus nous approchions de Compostelle – il ne
nous restait plus que deux jours de voyage –, plus nous rencontrions
d’innombrables groupes d’humbles pèlerins qui avançaient rapidement dans la
même direction d’un pas enthousiaste comme si, après avoir parcouru des
centaines, parfois des milliers de milles, ils étaient soudain pressés
d’atteindre leur objectif. En vérité, même du haut de mon siège, je devinais à
leurs yeux brillants le désir violent d’arriver enfin à la cité de saint
Jacques.
Je n’avais plus aucun intérêt à chercher des
pistes du trésor, et c’était une chance car les chevaliers du Temple n’avaient
presque aucune possession en Galice. Le Chemin, où alternaient bois et hameaux
dans une succession rigoureuse, allait en s’inclinant, avec de légères montées
et descentes, comme pour faciliter la marche des pèlerins vers leur objectif
tant attendu. Sur ces terres verdoyantes, humides et froides, régnait en
souverain le très glorieux fils de Zébédée. Pour d’autres, le très glorieux
frère du Sauveur, et pour quelques initiés, le très glorieux hérétique
Priscillien, appelé indistinctement Santiago, Jacobo, Jacques, Jacob ou
Iacobus.
Au IV e siècle de notre ère,
Priscillien, disciple de l’anachorète égyptien Marcos de Memphis et évêque de
Galice, avait été l’instigateur d’une doctrine chrétienne que l’Église de Rome
condamna immédiatement comme hérétique. En peu de temps, on compta par milliers
ses disciples, avec de nombreux prêtres et évêques parmi eux, et sa belle
hérésie fondée sur l’égalité, la liberté et le respect, alliée à la
conservation des connaissances et rites antiques, s’étendit à toute la
péninsule hispanique et même au-delà. L’ingénu Priscillien qui se rendit en
toute confiance à Rome pour demander la compréhension du pape Damase fut
torturé et condamné sans miséricorde à être décapité par les juges
ecclésiastiques. Ses disciples, loin de se laisser terroriser par les menaces de
la Sainte Église de Rome, récupérèrent le corps mutilé de Priscillien et le
transportèrent en Espagne. Son hérésie continua à se propager comme un feu
grégeois. La tombe du martyr, qui avait été un homme très bon, se convertit en
un lieu de pérégrinations massives, et comme ni les siècles ni les énormes
efforts tentés par l’Église ne réussirent à anéantir cette coutume, elle fit de
nouveau ce qu’elle savait si bien faire : de la même manière qu’elle
inventait des saints inexistants, transformait les célébrations des dieux
antiques en fêtes
Weitere Kostenlose Bücher