Iacobus
Villafranca, épuisés, affamés et
sales. La ville marquait la frontière occidentale entre la Navarre et la
Castille. Selon Aymeric de Picaud : « Ce pays est plein de richesses,
d’or et d’argent, il produit du fourrage en abondance et de vigoureux chevaux,
et le pain, le vin, la viande, le poisson, le lait et le miel y regorgent.
Cependant, il est dépourvu de bois, et peuplé de gens méchants et
vicieux... » La situation était en effet bien compliquée en Castille, et
la région n’était pas très sûre à l’époque. Depuis la mort du roi Ferdinand IV,
sa mère, la reine Maria de Molina, soutenait de fréquentes disputes avec les
infants du royaume, ses propres enfants et gendres, pour occuper la régence, le
roi Alphonse XI étant mineur. Ces disputes se traduisaient fréquemment par de
sanglants affrontements qui se soldaient par des centaines de morts dans tous
les coins du royaume. En ce mois de septembre 1317, les choses s’étaient un peu
calmées grâce à un pacte qui nommait comme tuteurs du futur roi : la reine
Maria, l’infant Pedro, oncle du roi, et Juan, son grand-oncle.
Contrairement à ce que disait notre guide sur
l’absence de forêt en Castille, les montagnes d’Oca étaient recouvertes
d’épaisses rouvraies. La route qui nous attendait allait être extrêmement
pénible. Cela nous obligea à prendre une bonne nuit de repos en prévision.
Je décidai de loger à l’hospice. La pauvre Sara
avait les pieds gonflés comme des outres. Je dus lui préparer un remède à base
de moelle et de beurre frais.
— Regardez ! dit-elle, moqueuse, c’est
de la magie, mes pieds ont grandi !
Son mal de dos l’empêchant de s’appliquer
l’onguent elle-même, je demandai à Jonas de l’aider. Gêné, le pauvre garçon
rougit comme une pivoine et commença à suer à grosses gouttes malgré le froid.
Mais cela aurait été pire pour moi. J’avais trop peur que mon émotion ne me
trahisse... Je lui enveloppai néanmoins les pieds dans des tissus chauds pour
terminer le soin non sans avoir eu le temps de remarquer auparavant leur
finesse et leur douceur. Et je fus terriblement ému en voyant qu’ils étaient
constellés de grains de beauté. Quand je levai les yeux, Sara m’observait d’un
air si particulier que je me retrouvai malgré moi entraîné vers des régions qui
m’étaient interdites. Je ne pus en revenir qu’au prix d’un effort immense en
détournant les yeux.
Le nom curieux de ces montagnes ne m’avait pas
échappé, bien sûr. Il était significatif que la porte d’entrée en Castille fût
marquée de manière si éloquente par l’Oca, l’Oie, qui désignait non seulement
ces monts, mais un fleuve et un sanctuaire. Le village lui-même, avant de
s’appeler Villafranca, ou « Ville des Francs », comme le disaient les
pèlerins, avait aussi reçu le nom d’Oca. Je ne pus m’empêcher de penser, tandis
que j’essayais de dormir malgré le froid et mon estomac presque vide, qu’il
devait exister une relation entre l’animal sacré, le jeu initiatique que nous
avait appris Personne, la porte d’entrée en Castille et le symbole de la patte
d’oie des confréries des constructeurs et maîtres d’oeuvre initiés.
Le jour suivant s’annonçait nuageux, mais plus
le soleil s’éleva à l’horizon, plus les nuages se dissipèrent. Après avoir pris
quelques restes de pain mouillé d’eau et des morceaux d’un savoureux fromage de
brebis que nous offrit un berger, nous passâmes un certain temps à nettoyer et
graisser les courroies de nos sandales. Sara en profita pour laver au bord du
fleuve nos chemises, bures, pèlerines et chausses qui avaient bien besoin
d’être récurées à grande eau. Je fabriquai une armature de bois en forme de
croix avec plusieurs traverses et la suspendis aux épaules de Jonas. Je mis à
étendre les vêtements dessus pour qu’ils sèchent tandis que nous continuions
notre voyage.
L’ascension commençait à l’intérieur même du
village. Bientôt le chemin se transforma en un tapis de feuilles de chêne,
jaune et ocre, arrachées par l’automne, qui crissaient sous nos pas. La montée
nous parut interminable, et, pour comble de malheur, je faillis me perdre dans cette
grande forêt de pins et sapins dans laquelle je pressentais la présence de
loups et de bandits. Mais le coq de Santo Domingo nous porta chance, et nous
pûmes sortir de là sains et saufs bien qu’épuisés. Après les landes désertiques
de
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