Il était une fois le Titanic
on l’interrogerait. Pour autant, ce que les plus véhéments se préparaient à déclarer dépasserait souvent leur pensée. Emportés par la tourmente émotionnelle, sollicités par des reporters qui leur souffleraient leurs témoignages, ils s’abandonneraient à une rancœur de circonstance parfois nuisible à leur sincérité naturelle. À la débauche des sentiments, ils ajouteront l’impéritie. Fondant leur accusation sur les malfaçons du Titanic et la manière dont il fut commandé, ils détourneront les enquêtes et l’opinion publique de la seule vérité qu’ils détenaient : celle du cœur.
Quai 54
Sur les quais de New York, une foule compacte estimée à trente mille personnes avait bravé les intempéries pour assister à l’arrivée du Carpathia . La ville était luisante de lumières pâles et de pluie rance. Les drapeaux étaient en berne.
Aux alentours de 20 heures, le paquebot de la Cunard doubla la statue de la Liberté. Pour l’accompagner au quai 54, de nombreuses embarcations de toutes sortes louvoyaient
sur l’Hudson River. À bord crépitaient les flashes des photographes, tandis que certains reporters utilisaient des porte-voix pour interpeller les naufragés. Quelques-uns brandissaient des panneaux sur lesquels ils avaient griffonné des questions. Pour prévenir toute confrontation, le capitaine Rostron leur avait en effet interdit l’accès à bord de son navire. « Ils vont écrire n’importe quoi ! », fait dire Christine Féret-Fleury à l’un des personnages de son roman 248 . La fiction et la réalité se mélangeront si souvent cette nuit-là qu’il faudra des décennies pour les démêler.
Tandis que le pilote montait à bord, un journaliste embarqué sur une vedette réussit à se hisser à son tour le long de l’échelle de corde. Comme il était impossible de le refouler, l’équipage du Carpathia lui fit promettre de ne parler à aucun témoin, sous peine d’être mis aux fers jusqu’au débarquement ! Le commandant ignorait, en revanche, qu’un reporter du New York World faisait partie des voyageurs réguliers qui avaient embarqué pour Gibraltar… Depuis trois jours, il s’était donc trouvé aux premières loges pour sonder discrètement les rescapés, rédiger ses impressions et « boucler » son premier article, alors même que l’on était encore en mer. Voyant qu’un des remorqueurs qui escortait le Carpathia portait à son bord des photographes de son journal, il leur lança un petit paquet dans lequel se trouvait son papier.
Quai de la Batterie, où devait accoster le paquebot, des dizaines de policiers tenaient les badauds à l’écart. Seules les familles, accourues dans l’espoir de retrouver un des leurs, étaient autorisées à s’approcher. Mais le navire glissa sans s’arrêter devant la gare maritime de la Cunard. Lentement, il se dirigea jusqu’au quai de la White Star Line et stoppa à quelque distance de l’appontement. Ayant à son bord treize des embarcations de sauvetage du Titanic 249 , le Carpathia les débarqua dans le bassin où elles furent
immédiatement désarmées pour éviter d’être pillées. En dépit de cette précaution, on constatera le lendemain que les insignes de la compagnie et leurs plaques d’identification auront été dérobés.
C’est à 21h30 qu’une porte s’ouvrit dans la coque du Carpathia et qu’une passerelle y fut hissée par les employés de la Cunard. Les journalistes attendaient de reconnaître un rescapé célèbre dont l’histoire eût retenu l’attention des lecteurs. Pour les curieux, c’était l’occasion de les approcher. On espérait saisir un visage, une expression. Voir en personne l’armateur du Titanic . Quand on apprit l’arrivée d’un sénateur et de deux agents fédéraux, la rumeur prétendit aussitôt que c’était pour l’arrêter.
Une longue et fébrile attente commençait. On fit descendre en priorité les passagers réguliers du Carpathia . Puis vinrent les rescapés de la première classe. Lorsqu’elle les vit paraître sur le quai, la foule fut saisie par leur comportement. Ils paraissaient absents, perdus au milieu d’un monde qu’ils semblaient découvrir. En outre, ils étaient étrangement vêtus et ce détail leur donnait une humanité qui bouleversa tous les observateurs. Car si durant quelques jours ils avaient bénéficié de la générosité des passagers du Carpathia , beaucoup portaient de nouveau les vêtements disparates avec
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