Il était une fois le Titanic
lui-même était habituel, mais les circonstances du naufrage du Titanic étaient à ce point exceptionnelles que tout ce qui touchait à cette affaire était devenu extrêmement sensible. Marconi estimait que les opérateurs
radio, dès leur arrivée, avaient parfaitement le droit de vendre le récit de ce qu’ils avaient vécu. Dix jours plus tard, il plaiderait son point de vue devant les sénateurs en expliquant que ses hommes méritaient d’être gratifiés pour avoir « contribué d’une manière décisive au sauvetage de sept cents vies ». Comme il y avait polémique sur le montant de la somme versée, il admettra que 750 dollars avaient été offerts à chacun des deux employés. Bride déclarera par la suite avoir en fait été payé 1000 dollars pour son témoignage. Pour tout commentaire, le président Smith lui demandera s’il n’eût pas été plus profitable pour la compagnie Marconi de mettre en valeur l’héroïsme de ses télégraphistes, plutôt que de soumettre leur attitude à l’appréciation d’intérêts privés. Quant au consul de Grande-Bretagne à New York, il se dira choqué d’apprendre qu’on en arrivait à de tels procédés, en tronquant des informations pour en faire de fausses déclarations.
La controverse anima quelque temps le débat, puis finit par s’apaiser. Ce qui intéressait avant tout le lecteur, c’était sa part d’histoire quotidienne, quel qu’en fût le prix. Même constituée de bric et de broc, assemblée tant bien que mal pour la rendre cohérente ou manipulée à l’envi, la tragédie du Titanic occupait désormais tout l’espace public. Dans cette concurrence effrénée, chaque journal devait enchérir sur ses concurrents. « Les récits du naufrage s’enrichissent de jour en jour de détails stupéfiants et totalement invraisemblables, écrit la romancière Christine Féret-Fleury. C’est ainsi que les récits les plus extravagants continueront de se développer, pour nous faire croire par exemple qu’un passager serait resté à cheval sur un morceau de glace pendant quatre heures avant d’être sauvé, qu’un chien aurait escorté le canot dans lequel se trouvait sa maîtresse jusqu’à l’arrivée du Carpathia , ou que l’orchestre aurait continué de jouer “jusqu’à ce que les flots étouffent le son du violon en se refermant sur le courageux musicien qui n’avait pas lâché son instrument” 255 . »
Avec le temps, tous ces témoignages individuels se sont amalgamés dans une seule et même grande histoire. Comme une épreuve unique, constituée de multiples expériences qui n’auraient pas eu séparément le destin de survivre à l’usure du temps. Ces témoignages éparpillés n’en feront bientôt plus qu’un dans la mémoire collective, au prix de quelques accommodements avec la vérité.
À New York, après avoir témoigné devant les sénateurs et rendu à sa compagnie son rapport sur le sauvetage, Arthur Rostron fit avitailler son navire en vue de reprendre sa croisière en Méditerranée. Héros des rescapés du Titanic , il était devenu l’icône de toute l’Amérique et le monde entier le montrait en exemple. À son retour aux États-Unis à la fin du mois de mai, on lui remettra des médailles, des coupes, des diplômes d’honneur et moult cadeaux pour le remercier. Des veuves de passagers, parmi les plus riches et les plus en vue, le convieront à des déjeuners privés. Ainsi sera-t-il reçu par Madeleine Astor à New York, puis à Philadelphie par Mrs Thayer et son fils John, à jamais reconnaissants qu’il leur ait sauvé la vie. Et toujours sous le regard empressé des photographes et des cameramen. Mais cette notoriété le mettait mal à l’aise, au point de confier aux reporters que le rôle d’un homme de mer n’est pas sous les feux de la rampe 256 . À certaines questions plus sournoises, qui pouvaient laisser penser que le gouvernement britannique aurait pu le récompenser financièrement pour son acte de bravoure, Rostron répondit : « Je ne sais qu’une chose, messieurs, c’est que le peuple anglais apprécie pleinement le rôle qu’a joué le Carpathia dans cette opération de sauvetage 257 . » Pour tout ce qui touchait au naufrage proprement dit, il refusera de se prononcer tant que l’enquête ne sera pas close.
Une liste indécente
À midi, le 20 avril 1912, le Carpathia descendait l’Hudson River comme aurait dû le faire le Titanic ce samedi-là. Le même jour en
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