Il fut un jour à Gorée
« C’est moins d’espace qu’ils n’en occuperont dans leur cercueil », a pu dire Thomas Clarkson, auteur d’un rapport sur l’esclavage au Parlement britannique. En effet, pas un centimètre carré n’était perdu. Il fallait rentabiliser la traversée ! Car nul n’ignorait que les captifs ne parviendraient pas tous au bout du périple. En cas de grosse tempête, la ruine pouvait menacer. Pour alléger le bateau et tenter d’en réchapper, il fallait parfois jeter à la mer tout ce qui l’alourdissait. Et l’on passait pêle-mêle par-dessus bord des caisses d’épices et des groupes d’esclaves enchaînés.
Si tout se déroulait correctement, si la traversée se faisait sans heurts, sans révoltes, sans tempêtes et sans maladies, un esclave sur cinq, au minimum, mourait pendant le voyage. En cas d’épidémie, c’était évidemment bien pis.
La petite Rachida écoute mon récit. Elle me demande si des médecins venaient au secours des malades…
Je sais bien que les chiffres sont fastidieux, mais écoute ceux-là : le bateau le
Mentor
transportait 700 captifs, il y eut 300 morts au cours de la traversée. Le
Salomon
avait enfermé 640 esclaves dans ses cales, à l’arrivée 105 d’entre eux avaient péri et 200 étaient malades.
Il y avait pourtant un médecin à bord. Son rôle était de conserver la cargaison en bonne santé en faisant avaler chaque jour aux captifs du vinaigre ou du jus de citron qui devait éloigner les maladies. Mais ce médecin avait fort à faire. Si le périple se prolongeait au-delà de deux mois, ce qui arrivait bien souvent, l’eau douce se faisait saumâtre au fond des cales, les larves d’insectes y pullulaient, elle devenait imbuvable et les quelques tonneaux encore purs devaient être strictement rationnés. Malgré les précautions prises, le mal frappait. La dysenterie chronique rendait fous les plus endurants. Le scorbut se déclarait, la mâchoire des malades se faisait douloureuse, les dents se déchaussaient.
Laisse-moi te donner encore quelques chiffres qui te feront mieux comprendre le drame qui se jouait sur les bateaux…
Le 1 er février 1767, par exemple, sur le navire
l’Africain,
80 captifs apparurent couverts de pustules, probablement dues à la variole. À la même époque, le capitaine de l’
Aimable Suzanne
jetait 96 cadavres aux requins, le quart de sa marchandise. La cargaison du
Saint-Jacques perdait
47 esclaves en raison de vers qui leur avaient rongé les boyaux. Exceptionnellement, tout se déroulait presque sans encombre sur la
Perle :
il y eut seulement 4 morts sur 603 Africains.
Avec quelques pommades et quelques sirops, le médecin du bord faisait ce qu’il pouvait. C’est-à-dire pas grand-chose. Et si une femme venait à accoucher, il valait mieux pour elle demander l’aide d’une autre captive. Car les soins dispensés par le médecin avaient la réputation d’être parfois néfastes et toujours inutiles.
Mais il ne fallait pas laisser dépérir la marchandise : un esclave mort ou malade, c’était un peu du profit de la traversée qui se perdait ! Chacun de ces « Nègres » représentait la belle somme de mille livres d’argent ! À ce prix, on pouvait faire un petit effort pour maintenir la cargaison en bon état… Le père Labat, missionnaire en Martinique au début du XVII e siècle, donnait ses conseils pour maintenir un bateau négrier dans un état d’hygiène acceptable…
« Un capitaine attentif et vigilant doit parfumer son navire au moins tous les deux jours. Il ne faut pas se tromper sur le terme de parfumer un vaisseau, s’imaginer qu’on emploie à cet usage des parfums rares et de prix ; on n’y emploie que du vinaigre… » Et ce vinaigre, posé sur du métal brûlant, dégage une fumée épaisse dont on espère qu’elle va chasser les infections.
Quant à Alexandre Falconbridge, médecin employé à bord d’un bateau négrier en 1788, il nous raconte ce qu’il a vu…
« Un temps humide et venteux nous avait obligés à fermer les écoutilles. Alors les Nègres furent pris de fluxions et de fièvres. Je descendais souvent les examiner, mais ne pouvais pas rester longtemps en raison de l’extrême chaleur qui régnait dans leurs quartiers… Le sol ressemblait à celui d’un abattoir, tant il était couvert de sang… Nombre de ces esclaves avaient perdu connaissance, et il fallut les hisser sur le pont. Plusieurs moururent, et le reste ne revint à la vie que
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