Il neigeait
D’où venait le poison ? Qui l’avait procuré ou versé ?
Comment ? Leur religion interdisait le suicide à ces femmes, alors
quoi ? On avait signalé des cosaques à Moscou ; ils rôdaient pour se
renseigner, pour surveiller, certains de trouver des complicités. Le poison,
pour eux, ce n’était pas une arme, ça ne leur ressemblait pas, et puis ils
n’auraient pas pu pénétrer dans le couvent, moins encore jusqu’à l’ancienne
cellule de la supérieure. D’Herbigny n’y comprenait rien. Pas d’explications ?
Tant pis. Il s’en tenait aux faits. Lui qui avait si souvent tué de sa main, il
souffrait de la brutale disparition de cette jeune fille russe dont il ne
savait rien. Il avait projeté de l’emmener en Normandie, parce qu’on allait
bien, un jour ou l’autre, quitter cette sale ville. Il lui aurait appris le
français, il l’aurait traitée comme sa fille, voilà, comme sa fille ; elle
l’aurait regardé vieillir en paix. Ils arrivaient au cimetière. Des feux
rougeoyaient dans le brouillard qui se dissipait. Une quantité de Moscovites
pauvres, sans logis, se réfugiaient parmi les tombes, se bricolaient des
cabanes, allumaient des feux débiles pour cuire des racines, se réchauffer,
écarter les loups et ces chiens errants que la faim rendait féroces.
En silence, les cavaliers se mirent à ouvrir une grande
fosse dans une allée. Le capitaine posa Anissia sur une pierre tombale gagnée
par les mousses. Lorsque la fosse fut achevée, et cela avait duré une éternité,
on bascula les tombereaux ; on reboucha avec les pelles. D’Herbigny
s’était assis à côté du corps d’Anissia. Il dégagea son visage cireux, défit la
croix en or qu’elle portait au cou et la garda dans sa main fermée. Il
n’entendait plus les pelletées de terre, ses cavaliers avaient terminé de
combler la fosse ; ils attendaient debout, sans un mot. Le capitaine
contempla longtemps le sol bourbeux puis il redressa la tête :
— Bonet, avec deux hommes, soulève-moi ça.
Il montrait une tombe en marbre blanc.
— C’est déjà habité, mon capitaine.
— Tu veux quand même pas que je jette Anicioushka dans
une fosse ? Là, elle sera mieux. En hiver, dans ce maudit pays, il fait
bigrement froid, rien ne vaut un joli caveau.
Bonet obéit en pensant que son officier avait la cervelle
fêlée. Quand ils dégagèrent la terre, le fer des pelles heurta des cercueils.
— Ça va, dit le capitaine.
Il porta lui-même Anissia dans ses bras. Bonet l’aida à la
déposer en douceur dans le trou. De sa botte, d’Herbigny remit la terre ;
il fit replacer la dalle.
— L’un d’entre vous se souvient d’une prière ?
Non ?
Il resserra les sangles de sa selle et monta à cheval.
Le soir, un huissier allumait deux bougies sur le bureau de
l’Empereur. « Il arrête jamais d’travailler ! » s’extasiaient
les soldats quand ils levaient le nez vers la fenêtre éclairée. En fait il
dormait une large partie de ses journées, ou bien, sur un sofa, parcourait ses
volumes de Plutarque, revenait au Charles XII de Voltaire, un petit
livre en maroquin doré sur tranche, le refermait, soupirait :
« Charles voulait braver les saisons… » Il fermait les yeux,
somnolait. À quoi songeait-il ? Les nouvelles étaient défavorables ;
une coalition de Russes et de Suédois venait de forcer Gouvion-Saint-Cyr à
évacuer la ville de Polotsk, l’attente se prolongeait, le Tsar se taisait.
Caulaincourt avait refusé d’aller à Pétersbourg quémander une paix à laquelle
il n’avait jamais cru. Lauriston, plus obéissant, avait réussi à joindre
Koutouzov et lui avait arraché un armistice verbal ; tiendrait-il
parole ? L’Empereur hésitait, il distribuait des ordres impossibles :
« Achetez vingt mille chevaux, faites rentrer deux mois de
fourrage ! » À qui acheter les chevaux ? Où glaner le
fourrage ? Un autre jour il confia au comte Daru, l’intendant général, son
envie d’attaquer Koutouzov.
— Trop tard, sire, dit le comte. Il a eu le temps de
refaire son armée.
— Pas nous ?
— Non.
— Alors ?
— Retranchons-nous dans Moscou pour l’hiver, il n’y a
aucune autre solution.
— Mais les chevaux ?
— Ceux qu’on ne peut nourrir, je me charge de les faire
saler.
— Les hommes ?
— Ils vivront dans les caves.
— Après ?
— Vos renforts arriveront dès la fonte des neiges.
— Que va penser Paris ? Sans moi, que va-t-il
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