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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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dans les tableaux de Canaletto, vous n’avez
pas tenté votre chance ?
    — Oh, monsieur Beyle, je vous laisse la vôtre.
    — Merci ! J’ai beaucoup fréquenté ce genre, et
dans quelques jours je dois partir à Smolensk pour former un approvisionnement
de réserve. Et ensuite à Dantzig. Cela ne m’enchante guère.
    — Moi je vous envie. Pourquoi s’attarder à Moscou ?
    — Mes rages de dents me taquinent à l’improviste,
surtout la nuit, je dors mal, j’ai la fièvre…
    — Mais un rude appétit ! repartit Sébastien en
riant, sans trop savoir si ce rire s’adressait à son ami Beyle ou à la
réapparition de la troupe saine et sauve.
    Le repas terminé, ils se levèrent ensemble. La tablée des
comédiens était proche de la sortie, mais Sébastien affectait une mine
détachée, faisait semblant de ne pas les voir.
    — Monsieur Sébastien !
    Ornella l’avait appelé, il ne pouvait plus se dérober.
    — Cachottier, lui glissa son ami à l’oreille. Je vous
laisse gazouiller, et cette fois, c’est moi qui vous envie.
    Sébastien retint sa respiration, se retourna, joua la
surprise, s’approcha, saisit une chaise et s’installa en souriant. Il dut
entendre Madame Aurore lui raconter leurs mésaventures, le pillage de leur
chalet, comment ils avaient échappé à un incendie, puis à la soif, comment le
roi de Naples les avait sauvés par hasard, comment il les avait hébergés à son
quartier général de l’hôtel Razunonski. Sébastien observait Mademoiselle
Ornella avec un air faussement distrait. Elle avait lâché sa chevelure noire et
bouclée, qui tombait sur les épaules de sa robe de satin. Lorsqu’elle raconta à
son tour, il s’aperçut qu’elle zézayait un peu, juste assez pour lui ajouter un
charme :
    — Le roi de Naples, monsieur Sébastien, adore le
théâtre. Il se comporte comme sur une scène.
    — Il a des habits tressés d’or, continuait la rousse
Catherine, il a des boucles d’oreilles en diamants, un fourgon entier pour ses
parfums et ses pommades, un autre pour sa garde-robe…
    Le grand Vialatoux, habillé d’un uniforme napolitain, ne
résista pas longtemps, il vola la parole à ses partenaires pour livrer son
imitation de Murat :
    — Il nous a dit (Vialatoux se rengorge :) « Dans
mon palais dé Naples, jé faisais jouer pour moi seul les rôles dé Talma, et jé
les déclamais, lé Cid, Tancrède… »
    — Alors pourquoi revenir au Kremlin ? le coupa
Sébastien.
    L’Empereur exigeait que Moscou reprenne vie. Il allait faire
venir des chanteurs d’opéra, des musiciens renommés, et, puisqu’il avait sous
la main des comédiens, il leur demandait de jouer leur répertoire pour
distraire l’armée.
    — Qu’allez-vous jouer ?
    —  Le Jeu de l’amour et du hasard, monsieur
Sébastien.
    — J’irai vous applaudir, je vous imagine dans le rôle
de Silvia, et votre amie dans celui de la soubrette.
    — Et puis nous donnerons Le Cid, dit le jeune
premier, et Zaïre, Le Mariage de Figaro…
    Le préfet Bausset leur avait proposé une véritable salle où
manquaient des lustres, dans l’hôtel Posniakov. Ils avaient trois jours pour
s’arranger des costumes, mais l’administration militaire avait rassemblé dans
l’église d’Ivan, au Kremlin, toutes sortes de tissus, tentures, velours, galons
d’or qu’il suffisait de draper ou de coudre. Ils venaient donc au palais faire
leur choix. Sébastien regagna son bureau par devoir ; quand il fut parti,
Ornella et Catherine s’amusèrent à réciter du Marivaux qu’elles pensaient de
circonstance :
    —  Volontiers un bel homme est fat, je l’ai remarqué, disait Ornella en Silvia.
    —  Oh, il a tort d’être fat : mais il a raison
d’être beau, répondait Catherine en Lisette.
    Le grand Vialatoux, le nez dans une assiette aux armes du
Tsar, avalait comme un glouton sa fricassée de chat ; il en reprit trois
fois.
     
    Un détachement de dragons convoyait plusieurs tombereaux où
s’entassaient les corps des religieuses cousus dans des toiles. On aurait dit
des ombres, tant le brouillard épais, froid, encrassait les premières matinées
d’octobre. Le capitaine d’Herbigny les menait vers le cimetière. Il n’avait pas
voulu mêler Anissia aux autres sœurs, il l’avait enroulée dans de la soie
indienne et la portait contre lui, sur l’encolure de son cheval. Il était aussi
pâle que la novice, la tristesse creusait de nouvelles rides sur son visage
boucané.

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