Il neigeait
son dos aux mufles qui battaient des mains et l’apostrophaient :
— Reste comme ça ! hurlait un gendarme d’élite.
— Déchires-en encore un peu !
La dernière scène du dernier acte s’acheva dans un chahut et
Ornella ne revint pas saluer avec la troupe. En coulisses, elle fondit en
larmes dans les bras de Madame Aurore.
— Allez, disait la directrice, t’en as vu d’autres.
— J’ai honte !
— Va saluer, ils te réclament. Tu les entends ?
— Hélas oui…
Madame Aurore la poussa vers la scène. Dès son entrée les
applaudissements redoublèrent. Regardant ce public moqueur et grivois, elle
remarqua dans une loge d’avant-scène un jeune homme pâle qui lui souriait.
C’était Sébastien Roque. Parce que le temps s’était mis au beau, l’Empereur en
profitait pour inspecter les travaux qu’il avait ordonnés. Le baron Fain avait
donc accordé une demi-journée à son commis ; celui-ci en avait profité
pour courir au théâtre. Rassurée par sa présence, enhardie, Ornella avança vers
la rampe, déchira son corsage, salua à droite, à gauche. Sous les vivats,
shakos, oursons, bonnets, chapeaux tartares volèrent jusqu’aux balcons. La
comédienne les provoquait, ces rustres, elle bombait le torse,
s’exposait ; très hué, Vialatoux lui posa sa longue cape sur les épaules,
l’emmitoufla et l’emmena :
— Tu es folle ! Et s’ils avaient grimpé sur
scène ?
— Leurs officiers seraient intervenus.
— Tu plaisantes ?
Inconsciente du risque qu’elle avait pris, Ornella imaginait
que Sébastien n’aurait jamais permis que ces lourdauds l’approchent et posent
leurs pattes sur sa peau. Elle exagérait le pouvoir du sous-secrétaire de
l’Empereur. Le pauvre n’était pas de taille à maîtriser une garnison d’excités.
Pendant la semaine qui suivit, Sébastien n’eut pas
l’occasion de retourner au théâtre. Il regrettait de ne pas avoir félicité
Mademoiselle Ornella, pour laquelle il gardait un penchant malgré ses
résolutions, mais il avait été emporté dans la foule chahuteuse et s’était
retrouvé dehors, aussitôt entraîné vers le Kremlin par des officiers en
calèche. La neige tomba pendant trois jours mais elle ne tenait pas sur le
sol ; Napoléon en profita pour régler les affaires de l’Empire sans
quitter ses appartements. Il montrait une terrible énergie, souffrait moins de
l’estomac, accablait ses secrétaires de travail, ne leur laissait aucun répit,
dictait des lettres à ses ministres parisiens, ou au duc de Bassano qui,
gouvernant la Lituanie, assurait la liaison avec l’Autriche et la Prusse :
« Faites envoyer des bœufs de Grodno à Smolensk, et des habits. » Il
changeait la destination d’un régiment de Wurtemberg, bouleversait le règlement
de la Comédie-Française, réglait les modalités d’un premier convoi de blessés
qu’on éloignait de Moscou dans des voitures particulières, s’attendrissait en
écrivant à l’impératrice : « Le petit roi te rend, j’espère, bien
contente. » Tout cela parlé dans la précipitation, par fragments, plusieurs
lettres à plusieurs secrétaires qui devaient deviner à son ton le destinataire.
Dans le même temps, il ordonna de fondre l’argenterie des églises du Kremlin
pour verser ces lingots au Trésor de l’armée, recevait, écoutait peu,
commandait beaucoup. Dès que le temps se radoucit, il envoya les sapeurs de sa
Garde escalader le dôme de la tour d’Ivan ; il voulait ramener en trophée
la grande croix de fer doré qui le surmontait. Sébastien, de sa fenêtre, avait
assisté à l’opération dangereuse. Les sapeurs avaient entouré la croix de
chaînes, et ils tiraient, ils tiraient, elle vacilla, bascula, tomba en
entraînant une partie de l’échafaudage, se brisa en trois morceaux ; la
terre trembla sous le choc. Ce fut l’unique distraction de Sébastien. Exténué,
il notait, copiait et recopiait d’une plume agile, dormait peu et rêvait moins
encore, mangeait à la hâte à côté de son pupitre. Cela faisait un mois qu’il
vivait à Moscou.
Le 18 octobre, l’Empereur passait en revue l’infanterie
du maréchal Ney dans l’une des cours, quand une estafette de Murat survint,
sauta de cheval et courut annoncer en haletant :
— Sire, dans la plaine…
— Quoi, dans la plaine ?
— Des milliers de Russes ont attaqué le 2 e corps
de cavalerie.
— Et l’armistice ?
— Hier, ils ont capturé des
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