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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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se
passer en Europe ?
    Daru avait baissé la tête, sans réponse, mais l’Empereur
semblait suivre son conseil. Les travaux d’installation s’accéléraient, des
ouvriers cassaient des mosquées pour dégager les remparts, des artilleurs
pointaient trente bouches à feu en haut des tours du Kremlin, d’autres vidaient
les étangs pour récupérer cent mille boulets qu’y auraient jetés les
Russes ; on avait réclamé des chirurgiens à Paris. Une fois, vers deux
heures du matin, Napoléon dicta à ses secrétaires des consignes pour Berthier.
Il avait l’esprit clair, le débit facile, marchait de long en large, les mains
dans le dos de sa robe de chambre en molleton blanc. Il exigeait du major
général que les hommes aient trois mois de pommes de terre, six mois de
choucroute, de l’eau-de-vie, puis, comme s’il avait sous les yeux un plan très
précis de la ville et de ses effectifs : « Les dépôts dans lesquels
on renfermera ces subsistances seront, pour le 1 er  corps, le
couvent du 13 e  léger ; pour le 4 e  corps,
les prisons sur la route de Pétersbourg ; pour le 3 e  corps,
le couvent près des poudrières ; pour l’artillerie et la cavalerie de la
Garde, le Kremlin… Il faut choisir trois couvents sur les routes qui sortent de
Moscou, en faire des postes retranchés… »
    L’Empereur connaissait le terrain mais refusait toujours de
croire que son armée manquait de vivres. Qu’importe. Le lendemain, le temps
était doux, il avait retrouvé son entrain, déjeunait avec Duroc et le prince
Eugène.
    — Berthier ?
    — Dans ses appartements, sire, répondit Duroc.
    — Il n’a pas faim ?
    — Ce matin, vous lui avez frotté les oreilles : Non
seulement vous êtes un bon à rien mais vous me nuisez  !
    — Parce qu’il n’est pas foutu de trouver de la
choucroute au pays du chou ? Il ne supporte plus les engueulées, cette
vieille fille ? Vieille fille, voilà ! Ce n’est pas pour rien qu’il
s’est attribué les appartements de la Tsarine !
    Les deux convives s’efforçaient de sourire mais l’Empereur
riait aux larmes. Il s’essuya les yeux avec un pan de nappe, reprit son
sérieux, enfourna une bouchée de fèves, changea illico de sujet :
    — Quelle est la plus belle mort ?
    — En chargeant les cosaques ! s’emporta le prince
Eugène qui maniait sa côtelette par le manche.
    — C’est ce qui nous attend, ajouta Duroc.
    — Moi, j’aimerais bien être emporté par un boulet de
canon pendant la bataille, mais je mourrai dans mon lit comme un con.
    Ils évoquèrent ensuite les grands morts de l’Antiquité, ceux
qui s’empoisonnaient, ceux qui crevaient de rire, ceux qui se suicidaient en
retenant leur souffle, ceux qu’on poignardait. Sa Majesté se cherchait souvent
des ancêtres dans Plutarque : il frémit en rapportant la mort de Sylla, ce
général sans fortune, sans rang, sans terre, qui, appuyé sur l’armée, vivait
pour gouverner Rome et commander le monde. Comme Napoléon, il devait tenir un
immense empire ; comme Napoléon il régentait les vies privées, multipliait
les lois, frappait la monnaie à son effigie. Son épouse Caecilia appartenait à
l’aristocratie, comme l’impératrice Marie-Louise. Le parallèle impressionnait
l’Empereur, mais la fin de Sylla, non, à aucun prix :
    — Vous me voyez, moi, me décomposer comme lui ?
Vous me voyez entouré de comédiennes et de joueurs de flûte, à boire, à me
gaver, avec ces légions de poux qui sortent de ma chair jusqu’à ce qu’elle
éclate ? Pouah !
    — Le récit de Plutarque est très exagéré, sire, dit le
prince Eugène.
    — Mon destin ressemble tellement au sien…
    — Ou à celui d’Alexandre le Grand, avança Duroc qui
savait les penchants de l’Empereur et ses rêves.
    — Ah ! L’Inde…
    Depuis sa campagne malheureuse en Égypte, Napoléon rêvait
d’atteindre le Gange à la façon d’Alexandre. Il relevait là aussi des ressemblances.
Le Macédonien s’était élancé vers l’Orient avec quelques milliers de Barbares,
cavaliers scythes ou iraniens, fantassins perses, Illyriens des Balkans,
Thraces, mercenaires grecs douteux, chacun avec son dialecte, comme dans la
Grande Armée. Il comparait les Agrianes porteurs de javelines aux lanciers
polonais, les bandits bulgares au bataillon espagnol, les Crétois aux arcs en
corne de bouc à son régiment de Prusse orientale…
    — On pourrait marcher sur l’Inde, reprenait-il, les
yeux au

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