Imperium
surtout, curieusement,
le moment où les soldats redressaient en tirant sur des cordes les croix avec
leurs victimes hurlantes clouées dessus, chacune s’enfonçant avec un bruit
sourd dans le trou profond creusé pour la recevoir. De cela je me souviens
parfaitement, et aussi du moment où, franchissant le sommet d’une colline, nous
avons découvert une longue avenue de croix qui, miroitant dans la chaleur de la
matinée, s’étirait sur des milles et des milles, les gémissements des
suppliciés, le bourdonnement des mouches et les cris des corbeaux qui
tournoyaient au-dessus faisant comme vibrer l’air.
— C’est pour cela qu’il m’a fait sortir de Rome,
marmonna Cicéron avec fureur, pour m’intimider en me montrant ces malheureux.
Il était devenu très pâle, car il supportait mal de voir la
souffrance et la mort, même lorsqu’elles étaient infligées à des animaux, et
évitait autant que possible d’assister aux jeux. Je suppose que c’est ce qui
explique son aversion pour toutes les choses de l’armée. Il avait effectué le
strict minimum du service militaire dans sa jeunesse et était totalement
incapable de manier l’épée ou le javelot ; tout au long de sa carrière, on
ne cessa de le railler sur son insoumission.
À la dix-huitième borne, entourées d’un fossé et de
remparts, nous trouvâmes le gros des légions de Crassus cantonnées près de la
route, exhalant cette odeur de sueur, de cuir et de poussière mêlés qui plane
toujours sur les troupes en campagne. Des étendards flottaient au-dessus du
portail près duquel le propre fils de Crassus, Publius, qui était alors un tout
jeune officier plein de vigueur, attendait de conduire Cicéron à la tente du
général. On raccompagnait deux autres sénateurs au moment où nous arrivions,
puis Crassus lui-même apparut à l’entrée, aussitôt reconnaissable – « le
Vieux Chauve », comme l’appelaient ses soldats –, revêtu, malgré la
chaleur, de son manteau écarlate de commandeur. Il montra une grande
affabilité, saluant du geste ses précédents visiteurs et leur souhaitant bonne
route avant de nous recevoir avec une égale bonhomie – même moi, dont
il serra les mains aussi chaleureusement que si j’avais été sénateur au lieu d’être
un esclave qui eût pu, en d’autres circonstances, pendre, hurlant, à l’une de
ses croix. Et avec le recul, si j’essaie de déterminer précisément ce qu’il y
avait en lui qui le rendait si déconcertant, je pense que c’était justement
cela : cette espèce de gentillesse détachée et systématique dont on
sentait qu’elle ne faiblirait ni ne vacillerait pas, même s’il venait de
décider de vous faire tuer. Cicéron m’avait dit qu’il pesait au moins deux
cents millions de sesterces, mais Crassus parlait avec autant de naturel à n’importe
qui qu’un fermier appuyé sur son portail, et sa tente militaire, comme sa
maison à Rome, était modeste et dépouillée.
Il nous fit entrer – moi aussi, il insista – et
s’excusa pour l’abominable spectacle le long de la voie Appienne, mais il
estimait que c’était nécessaire. Il semblait particulièrement fier de la
logistique qui lui avait permis de crucifier six mille hommes le long des trois
cent cinquante milles de route entre le champ de bataille de sa victoire et les
portes de Rome, sans, selon ses propres termes, « la moindre scène de
violence ». Cela faisait dix-sept crucifixions par mille, ce qui se
traduisait par cent dix-sept pas entre chaque croix – il avait un
remarquable sens des chiffres – et la difficulté était de ne pas
provoquer de mouvement de panique parmi les prisonniers afin de ne pas avoir à
gérer de nouveaux combats. Ainsi, tous les milles, ou parfois tous les deux ou
trois milles, variant les distances pour ne pas éveiller les soupçons, le
nombre requis d’esclaves prisonniers était arrêté au bord de la route pendant
que le reste de la colonne poursuivait son chemin, et l’on attendait que
celle-ci soit hors de vue pour commencer les exécutions. De cette façon, le
travail avait été accompli avec un minimum de perturbations pour un maximum d’effet
dissuasif – la voie Appienne était la route la plus fréquentée d’Italie.
— Lorsqu’ils auront appris cela, dit Crassus en
souriant, je doute que beaucoup d’esclaves se soulèvent encore contre Rome à l’avenir.
Toi, par exemple, te rebelleras-tu ? me demanda-t-il.
Comme je
Weitere Kostenlose Bücher