Jacques Cartier
exploits.
Redoutés, mystérieux, les Tondeurs obéissaient à un chef plus redouté, plus mystérieux encore. Personne ne le connaissait, mais tout le monde l'avait vu, ou le prétendait. Seulement, pour les uns c'était un géant, Magog ; pour les autres un nain, un Poulpiquet ; pour tous c'était un fils de Satan, sinon Satan lui-même. Pour tous ? Non. Il y avait les sages, les esprits forts qui ne voulaient voir en lui qu'un possédé du démon. Sur le nombre et l'énormité de ses crimes, l'accord d'ailleurs était parfait. Aucune monstruosité dont il ne se fût rendu coupable. Il exerçait sur les femmes une fascination irrésistible ; il était maître absolu des hommes. On le trouvait en vingt places différentes à la même heure, et nulle part. Ce don d'ubiquité il l'avait communiqué à ses gens. Vous pouviez être sûrs de les rencontrer là où vous ne les attendiez pas ; et là où vous les cherchiez, ils n'étaient jamais. Des personnes qui se croyaient bien informées leur donnaient pour repaire les roches escarpées de la pointe de la Varde, à quelques milles est de Saint-Malo ; mais des personnes, non moins bien informées, les logeaient dans les roches également escarpées de la pointe du Décollé, à l'ouest.
S'il en était qui plaçaient leur retraite à l'anse de la Garde Guérin, il en était aussi qui la voulaient à l'anse du Val. Tout cela, supposition, simple conjecture, histoire de jaser. Les seuls faits certains, trop positifs, malheureusement, c'était l'existence des Tondeurs et leur présence dans l'évêché de Saint-Malo.
A la ville, comme à la campagne, l'on n'entendait parler que de robberies, pilleries, incendies, rapts, meurtres, viols. Aux Tondeurs rien n'était sacré. Ils dévalisaient les couvents, les églises, comme les maisons bourgeoises et les châteaux ; ils détroussaient un opulent abbé sans plus de scrupules qu'un riche baron. Les sacrilèges n'avaient-ils pas poussé l'audace jusqu'à arrêter Sa Grandeur Monseigneur de Saint-Malo, revenant du dernier Chapitre qui s'était tenu à Rennes !
A leur poursuite, on dépêcha une grosse troupe de gens d'armes. Mais où les prendre ? où les atteindre ? Disparus, invisibles. La garde de la ville fut doublée, la consigne observée avec la dernière rigueur. Cela inutilement. Au dedans, comme au dehors des murs, les Tondeurs n'en continuaient pas moins leur tonte.
Malgré la vieille réputation de ses sentinelles canines, le havre de Saint-Malo perdit toute sécurité. Ou les trente-quatre dogues qui, de jour, couchaient au Chenil de la Hollande, et, de nuit, avaient charge de protéger les navires contre les tentatives des voleurs, jouissaient d'un renom usurpé, où ils subissaient, eux aussi, le charme dont les Tondeurs disposaient pour dompter les humains. Depuis quelques mois, dans le port, ne mouillaient guère de navires qui échappassent à une agression nocturne et ne fussent mis à rançon.
Comment donc, par où les brigands pouvaient-ils entrer clandestinement, en bandes, souvent nombreuses, dans la ville et en sortir ?
Elle n'avait alors que trois portes, pourtant la ville—la Grande-Porte, la porte de Dinan, la porte de Bon-Secours,—et une poterne devant la Digue, par laquelle on communiquait avec Saint-Servan. Quant à la porte actuelle, Saint-Vincent, elle ne fut ouverte que plus tard. A cette époque, la muraille d'enceinte se prolongeait jusqu'au pont-levis du château, dont la mer baignait, de toutes parts, les fortes murailles.
Où donc, comment, on se le répétait, les Tondeurs pouvaient-ils envahir et quitter Saint-Malo, à leur bon plaisir ?
Possédaient-ils des ailes ? Peut-être le diable leur en avait prêté. Il est si pervers !
—Ah ! l'incrédulité a beau dire, compère, si les scélérats n'étaient assistés de Belphégor...
—Belphégor ! Belphégor ! que parlez-vous de Belphégor, mon voisin ? C'est Lucifer en personne qui leur commande. Ne vous souvient-il pas que je l'ai vu, avec le vieux Jean Morbihan, moi ! C'était la nuit de la Sainte-Catherine passée, oh ! j'ai la mémoire bonne, allez ! Nous venions de souper, avec mes filles et le père Jean, chez mon gendre Jalobert. Tout à coup, en passant près du couvent des pieuses filles du Calvaire, j'entendis des cris perçants, puis des flammes brillèrent devant moi. C'étaient ces infâmes Soudards qui avaient mis le feu au couvent, et violentaient les vierges du Seigneur... Ah ! ne me rappelez pas
Weitere Kostenlose Bücher