Je n'aurai pas le temps
Freud a beaucoup discuté. Cet auteur parle du « sentiment océanique ». Pris dans l’émotion d’une nuit profonde, par un amour sans bornes ou encore par les accents d’une musique sublime, une personne se sent soudainement participante d’un « tout » auquel elle accède de tout cœur. Elle est immergée dans un océan qui, selon Romain Rolland, la ramène au bonheur parfait du petit enfant dans le ventre de sa mère. Et qui serait l’origine du sentiment religieux universel et de la croyance d’un retour possible au paradis perdu.
Alors, père ou mère ? Freud choisit d’emblée l’image du père plutôt que celle de la mère.
Je ne peux m’empêcher de rapprocher ce choix du fait que, selon ses propres dires, Freud était largement insensible aux émotions musicales ; il se disait amusikalisch .C’est, pour ma part, dans la musique que je ressens le plus profondément ce sentiment océanique dont parle Romain Rolland. Que ce sentiment ait pris ses racines dans mon rapport à ma mère, je n’en doute pas un instant. Mais que cette explication ne laisse place à aucune autre ne me paraît nullement convaincant.
Pour revenir au débat entre Freud et Rolland, j’inclinerais à penser que les rôles du père et de la mère sont complémentaires dans la naissance et l’évolution du sens religieux. Et que de telles « explications » ne répondent pas pour autant à la question fondamentale : « Qu’est-ce qu’il y a au-delà de ce qu’on perçoit de la réalité ? »
« Absence de preuve n’est pas preuve d’absence. »
Nous sommes plongés dans l’ignorance avec laquelle nous devons vivre… Ce qu’Albert Camus appelait le « silence déraisonnable » du ciel.
1 .
D’après le Huainanzi , ouvrage encyclopédique rédigé au II e siècle avant J.-C., la Terre prit forme au sein d’une étendue vaste et informe, elle-même engendrée par le Tao, « principe régulateur et unificateur ».
Chapitre 34
Compagnie de pensée
L e choix d’un métier (dans mon cas, la recherche scientifique) et son apprentissage influencent fortement la façon de penser la réalité. Parmi les étudiants et les chercheurs, il se forme ainsi une sorte de communauté de pensée où il est facile de se reconnaître et d’entrer en communication. Les « évidences », les modes de raisonnement, les arguments qui entraînent l’adhésion, les pré-requis pour la crédibilité sont largement semblables. Les discussions sont calmes et fructueuses parce que le sens des mots employés est clairement perçu et n’a pas à être explicité. Entre scientifiques, on se comprend rapidement un peu partout sur la planète.
Pendant mes années d’enseignement à l’université de Montréal, j’étais chargé d’inviter des scientifiques de différents laboratoires à venir y donner des conférences. L’usage voulait que ces conférenciers soient ensuite conviés pour la soirée en compagnie d’autres collègues ainsi que d’amis et amies. Dans l’ambiance un peu compassée, au milieu d’une conversation souvent ennuyeuse, à la recherche d’un sujet d’intérêt commun, il arrivait que quelqu’un aborde un sujet dit « sensible », comme l’astrologie, les tarots ou quelque phénomène paranormal. Un embarras lourd se faisait bientôt sentir. Les nez plongeaient dans les assiettes, et les hôtes essayaient maladroitement de changer de sujet sans blesser l’intervenant. Ou bien quelque chercheur tentait d’expliquer, souvent avec une certaine condescendance, qu’il s’agissait là de sujets fantaisistes et futiles que la vraie science avait depuis longtemps exclus de son champ. La table se divisait alors en deux clans et des dialogues de sourds se poursuivaient longtemps.
Par des événements comme celui-là et bien d’autres, j’ai réalisé le fait que le mode de pensée dans lequel j’ai été élevé n’est partagé que par une infime proportion d’êtres humains. Bien conscient de mes propres limitations, j’ai cherché à rencontrer des gens de milieux différents pour essayer de comprendre leur « fonctionnement mental ». Pour tenter d’identifier les éléments qui entraînent chez eux l’adhésion à des conclusions et à des certitudes qui me sont parfaitement étrangères. J’ai été amené, au cours de multiples rencontres avec des religieux de diverses confessions, avec des astrologues, des artistes créateurs et bien d’autres milieux, à identifier
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