Je n'aurai pas le temps
voie est donc tracée : c’est là que j’enverrai ma première demande, qui s’avéra, au final, être la seule que j’eus à formuler. Situé dans les montagnes bordant l’Atlantique,à quelques dizaines de kilomètres de la ville de Boston, Agassiz, l’observatoire de cette université, me paraît être l’endroit idéal pour découvrir en vrai ce monde dont je rêve. Je pense encore avec gratitude à son directeur, Fred Whipple, un grand expert des comètes, qui prit le temps de répondre personnellement à ma requête. Il me proposa de m’accueillir pendant un mois, « espérant que ce séjour entretiendrait, et même aviverait, mon enthousiasme pour l’astronomie », mais il mettait gentiment en doute l’aide que je pourrais apporter aux chercheurs en fonction ! Il me demandait une modeste pension d’un dollar par jour, si mes moyens me le permettaient. Quelqu’un m’attendrait au Smithsonian Institute tel jour, à telle heure, pour m’emmener en voiture à l’observatoire. Le souvenir du moment où, ayant décacheté l’enveloppe à en-tête de l’observatoire, je lus ces mots écrits de sa main sur une feuille blanche reste encore très vif dans ma mémoire.
Partir et passer un mois aux États-Unis est pour moi un singulier dépaysement. Une immersion totale dans un milieu qui, à bien des égards, m’est complètement étranger. Je parle peu et mal l’anglais. Je vais devoir en faire ma langue de tous les jours. Mais surtout, je vais sortir d’un milieu très fermé (cela, je ne le sais pas encore), donc très sécurisant : le mien ! À cette période, les Canadiens français (les Québécois d’aujourd’hui) et les Anglais (maintenant les Canadians ) vivaient séparés par un véritable mur d’incompréhension et d’intolérance. Ma famille considérait avec méfiance les rares Anglais qu’elle connaissait, et même les évitait autant que faire se pouvait. Sur le plan religieux, ça n’était guère mieux. Toutes les relations parentales étaient catholiques et pratiquantes. Si d’aventure ma grand-mère apprenait que, par mégarde, nous avions oublié nos prières du coucher, elle nous traitait de « petits protestants ». Nos professeurs de philosophie prononçaient le mot « athée » avec une sorte de condescendance. Comment un être honnête et intelligent, ayant connaissance des preuves de l’existence de Dieu irréfutablement mises en évidence par saint Thomas d’Aquin, pouvait-il la mettre en doute ? Pourtant, je le savais par mes lectures, de telles personnes existent dans le monde, en particulier en France, « fille dévoyée de l’Église ». Je n’en connaissais cependant aucune et l’athéisme restait pour moi un pur concept.
Mais ma motivation pour l’astronomie, et aussi le désir de visiter une région des États-Unis, pays mythique à mes yeux de Canadien français, me donnent des ailes et tout le courage nécessaire pour affronter ces situations nouvelles. Et puis il y a Sœur Reeves (je ne lui ai jamais connu d’autre nom). C’est une vieille tante religieuse qui vit dans un monastère de Sœurs grises à Boston. À la gare d’autobus, où elle est venue m’attendre, je la reconnais à son costume. Je revois encore sa bonne figure ceinte d’une collerette de dentelle blanche. Avec une grande gentillesse, elle me conduit au Smithsonian Institution, où je fais la connaissance d’un jeune étudiant qui va me conduire à Agassiz.
Sur le chemin de l’observatoire
Durant le trajet dans la verdoyante campagne de la Nouvelle-Angleterre, parsemée de jolis villages aux clochers de métal argenté, il me décrit le déroulement des jours à venir. Chaque nuit, je serai associé à un chercheur différent qui m’accueillera sous sa coupole et m’expliquera le sujet de ses études. Ainsi j’aurai un bon échantillonnage des différents programmes en cours, tout en participant à la vie de l’observatoire.
La nuit est maintenant complètement tombée. Nous allons aborder le chemin en lacets qui mène au sommet de la montagne où sont installés les divers télescopes. Un panneau au bord de la route indique que les véhicules doivent éteindre leurs phares et rouler en veilleuses. Il importe,explique mon compagnon, que l’intensité de toutes les sources de lumière parasite soit réduite au minimum. Nous sommes maintenant presque dans le noir, distinguant à peine les grands arbres qui enserrent la chaussée. Je réalise avec émotion
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