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Je n'aurai pas le temps

Je n'aurai pas le temps

Titel: Je n'aurai pas le temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Hubert Reeves
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resterait-il alors du merveilleux et de l’enchantement du monde ? Sur cette lutte avec l’ange qui commençait alors pour moi, je reviendrai plusieurs fois dans les chapitres qui suivent.

    Paysages mentaux
    Mais, bien plus étranges encore que celles que l’on pourrait qualifier d’utilitaires et qui servent à décrire les phénomènes physiques, le Père Beauséjour nous fit découvrir des mathématiques qui semblent exister par elles-mêmes, indépendamment de toute réalité perceptible. Un exemple : π, le fameux « trois quatorze seize » (3,1416) de nos classes de mathématiques. Les géomètres grecs l’ont découvert et relativement bien calculé. Sa valeur exacte est aujourd’hui connue avec une précision extrême. Au palais de la Découverte à Paris, les premières centaines de chiffres qui le composent couvrent un mur entier. Comment a-t-on pu les connaître ? En fait, on a découvert que ce nombre π peut être calculé avec des formules purement mathématiques, sans compas. Des concepts simples associés à quelques règles à suivre suffisent pour faire défiler ses décimales sur un ordinateur aussi longtemps que vous le voudrez. Vous vous lasserez avant lui…
    Tout se passe comme si ce chiffre existait dans un autre monde, invisible à nos sens mais tout aussi réel, celui des nombres, accessible à notre seul esprit, avec ses paysages, ses structures propres. En anglais, on met en parallèle les landscapes (paysages matériels) et les mindscapes (paysages mentaux).
    La question de savoir si ces concepts existent vraiment hors de l’activité mentale des êtres pensants se pose depuis l’époque des philosophes grecs (le monde des Idées de Platon…) sans que pour autant nous puissions y répondre. Du reste, que signifie « exister » pour un chiffre ? Voici unequestion à débattre avec vos amis : deux plus deux faisaient-ils quatre au temps des dinosaures, alors qu’aucun esprit n’avait inventé les chiffres ?
    Dans l’annexe 4, je décris une relation entre des entités mathématiques qui m’a littéralement sidéré quand je l’ai rencontrée pour la première fois, et qui ne cesse de m’intriguer depuis.

    Joseph-Henri Le Tourneux et la grande voie argentée
    Je le voyais souvent arpentant les couloirs du collège comme un maître entouré de ses disciples. On disait de lui qu’il lisait Saint-John Perse, Kierkegaard et Heidegger, et qu’il en parlait savamment. Je m’approchais timidement pour recueillir quelques bribes de son discours, que je méditais ensuite longuement, sans vraiment trop comprendre. Sa haute stature et sa voix grave, au débit lent et mesuré, m’impressionnaient au plus haut point. Il me devançait de plusieurs années dans le cursus collégial. Je me rassurais en pensant qu’un jour moi aussi je serais en classe de philosophie et que j’accéderais à l’étage supérieur, qui lui était réservé. Je regardais souvent l’escalier qui me mènerait, à mon tour, au cénacle auquel j’espérais appartenir un jour.
    Un soir, à Bellevue, pendant les vacances d’été, ma mère me dit : « Tu as eu la visite d’un de tes camarades pendant que tu étais sorti. Il s’appelle Joseph-Henri Le Tourneux. Il reviendra demain. » Je crois rêver : « Tu es sûre que c’est Joseph-Henri Le Tourneux ?
    – Mais oui. C’est un cousin de ta grand-tante Lucienne, qui n’habite pas très loin d’ici. »
    Que ce jeune homme qui m’impressionne tant soit venu jusqu’ici pour me voir me paraît à peine croyable ! J’attends le lendemain avec impatience, et un peu d’inquiétude aussi : « Que vais-je lui dire ? Serai-je à la hauteur ? »
    À peine arrivé, il me propose une promenade en canot sur le lac. Les vagues sont fortes ce jour-là et nous devons ramer avec énergie pour gagner le large. Nous laissant ensuite dériver, il parle longuement de littérature, de philosophie… J’écoute avec la plus grande attention, tout pénétré de l’honneur de bénéficier, moi seul, de son discours. Il revint souvent, et le même rituel se poursuivit jusqu’à la fin de l’été.
    Cette rencontre a été l’un des faits marquants de mon adolescence. Il m’est difficile de déterminer à quel point elle est arrivée au bon moment pour semer dans un terreau propice les germes de ce qui susciterait mes joies les plus profondes. Je m’imbibais de son enthousiasme, de nos promenades sur le lac, j’appréciais tout cela

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