Je n'aurai pas le temps
Lachapelle, mathématicien, me pressaient amicalement de venir me joindre à eux. Ils me faisaient valoir l’importance de développer le secteur scientifique dans notre province à peine sortie de sa grande « noirceur » toute cléricale. J’avais rencontré à Cornell bon nombre de brillants physiciens originaires de différents pays en voie de développement. Ils avaient choisi de poursuivre leur carrière en Amérique, prétextant que, dans leurs contrées d’origine, ils n’avaient aucune chance de trouver une structure académique appropriée à leur spécialité. Je pouvais comprendre leur point de vue, mais je me demandais : comment ces pays s’en tireront-ils sur le plan universitaire si leurs meilleurs étudiants n’y retournent pas une fois diplômés ?
Une loyauté envers les professeurs de leurs premières études, celles précisément qui leur avaient permis d’accéder aux cours gradués des institutions américaines, aurait peut-être pu peser un peu plus lourd dans leur réflexion et infléchir leur décision de ne pas revenir parmi les leurs.
J’étais moi-même dans une situation analogue, quoique moins critique. Même si la qualité des structures académiques du Québec ne pouvait se comparer à celle des grandes universités américaines, je pourrais y poursuivre convenablement mes recherches en astrophysique. Je décidai donc d’accepter la proposition de l’université de Montréal et ramenai ma famille dans mon pays natal. Je constatai vite l’énorme avantage qu’il y avait à professer dans un petit département, par ailleurs en pleine structuration et en effervescence constante, plutôt que dans un grand institut aux cadres rigides. Les opinions et les prises de position des nouveaux enseignants1 pourraient jouer un rôle important dans son développement. Nous avions notre mot à dire non seulement dans le choix des enseignements, mais aussi dans la conception des séminaires de recherches et dans la sélection des personnalités scientifiques appelées à intervenir pour des séminaires ou des stages prolongés.
Enseigner pour mieux comprendre
Pour préparer son cours, le professeur doit en approfondir la matière bien au-delà du niveau qu’impose le cursus universitaire, sinon, gare aux questions des étudiants ! Il m’est très vite apparu que cela permet à l’enseignant de mieux assimiler les notions qu’il doit synthétiser et globaliser, notions entre lesquelles, jusque-là, il n’avait pas forcément établi de lien. Il m’arrivait parfois de réaliser, pendant une classe, que je venais seulement de comprendre vraiment telle ou telle finesse du raisonnement. En cela, les étudiants m’ont été d’une aide précieuse. Peu nombreux – autre avantage lié au fait de travailler dans un petit département –, je les connaissais tous. J’avais repéré ceux qui avaient besoin d’un plus grand soutien.Je me souviens notamment de l’un d’eux, qui exprimait sa détresse par des mimiques particulièrement expressives. Je préparais mon enseignement du lendemain en essayant de prévoir leurs réactions, d’anticiper leurs questions et leurs objections.
Souvent, lorsque le moment des interrogations arrivait, je ressentais un malaise. Mes arguments avaient-ils été vraiment convaincants ? Les étudiants débusquaient des points restés plus ou moins obscurs pour moi. Je les gardais précieusement en mémoire, me promettant d’y réfléchir à tête reposée.
La première année, le professeur se fraie un chemin à travers le programme. La seconde, il s’y sent presque à l’aise. Quant à la troisième, il domine le sujet, la routine s’installe : il est temps de changer de cours ! C’est ainsi qu’au rythme de trois cours différents par année, j’ai pu enseigner l’électromagnétisme, la thermodynamique, la physique quantique et la physique nucléaire, tout en organisant des séminaires d’astrophysique. C’est à cette période que j’ai eu l’impression d’apprendre véritablement la physique…
Un matin d’hiver, la ville de Montréal s’éveille sous la neige. On ne repère les voitures garées qu’à leur antenne radio qui perce la congère ! Impossible de rouler ; les gens attendent chez eux le passage du chasse-neige qui rendra les rues de nouveau accessibles à la circulation. Ce matin-là, il n’y a qu’un seul étudiant dans ma classe ! Comme d’habitude, je prends place sur l’estrade et commence mon cours.
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