Je n'aurai pas le temps
étude. Il écoute attentivement ma réponse. Revenant me voir lors d’une visite ultérieure, il me dit : « J’ai examiné votre projet. Ne perdez pas votre temps : ça ne marche pas.
– Pourquoi ? »
Et de me dresser la liste de ses objections. Je les réfute l’une après l’autre.
Il revient pourtant à la charge après quelques semaines et me déclare une nouvelle fois que « ça ne marche toujours pas », m’énumérant ses nouveaux arguments. Mais ils sont tout aussi fallacieux.
Quelque temps plus tard, je reçois une lettre de lui. Quelle n’est pas ma surprise lorsque je lis : « Bravo ! Vous m’avez convaincu de la valeur de ce projet. J’en ai fait un article qui paraîtra d’ici peu. Je tiens à vous remercier de votre contribution. » J’en reste muet de stupéfaction ! Résultat pour moi : ma thèse perd toute son originalité. Devant mon dépit, mon directeur de thèse m’a simplement dit : « C’est la vie, il faut s’y faire ! » Je me suis réellement senti spolié.
Par la suite, j’ai découvert dans notre métier l’existence d’une population de « requins » (c’est le terme consacré) qui font leur beurre des travaux des autres. Ils sont généralement connus. Le conseil qui se donnait entre amis était : si Untel entre dans ton bureau et te demande sur quoi tu travailles, parle-lui de ce que tu as abandonné parce que ça ne marche pas.
La cryptomnésie
Et puis, il y a cet autre phénomène, moins répréhensible, mais parfois tout aussi problématique : la cryptomnésie (mémoire cachée). En pratique, voilà comment ça se passe. Quelqu’un énonce devant vous une idée nouvelle. Vous l’écoutez, puis vous l’oubliez. Plus tard, au cours d’un travail ou d’une réflexion, elle vous revient à l’esprit. Mais, isolée de son contexte, vous avez l’impression de l’avoir découverte et… vous la publiez sous votre nom.
C’est ainsi qu’un jour, lors d’un congrès, un astrophysicien m’aborde, très en colère : « Vous avez plagié mon article sur les neutrinos solaires », me dit-il. Très étonné, je lui demande la date de parution de son papier. Je la note soigneusement en vue d’élucider ce mystère. De retour chez moi, je retrouve l’un de mes écrits qui portait sur le même sujet et dans lequel j’avais déjà formulé l’hypothèse qu’il avait lui-même développée. Je l’avais publié plusieurs mois avant le sien ! Désireux de ne pas rester sur ce litige, je le lui envoie aussitôt. Beau joueur, il m’a contacté dès qu’il le reçut, reconnaissant avoir lu mon article mais ne pas s’en être souvenu en rédigeant le sien.
La situation politique des années 1950 aux États-Unis
Pendant mes années à Cornell, les États-Unis étaient dans un grand état d’agitation politique. C’était la sombreépoque du maccarthysme. Je me souviens des conversations à voie basse des professeurs réunis le matin devant les portes des salles de cours. Plusieurs de nos enseignants, en particulier Morrison, avaient, avant la Seconde Guerre mondiale, participé à des manifestations politiques de gauche et étaient à ce titre tenus pour suspects. Un événement avait fait beaucoup de bruit. À une audition au sujet d’Oppenheimer, Edward Teller, un des « faucons » de l’époque, avait eu cette phrase assassine : « Je ne lui ferais pas confiance », qui avait joué un rôle important dans sa destitution.
J’ai raconté dans L’Heure de s’enivrer mes rencontres avec plusieurs de nos enseignants qui avaient fait partie du projet Manhattan de construction de la bombe atomique à Los Alamos quelques années auparavant. Hans Bethe, Philip Morrison, Richard Feynman avaient joué un rôle considérable. Morrison nous racontait comment il avait participé à la dernière vérification de la première bombe atomique avant son départ pour Hiroshima. Pour justifier sa participation à ce projet, il invoquait le fait que sans cette bombe les soldats américains auraient été forcés de débarquer au Japon et qu’on estimait à plus d’un million le nombre de soldats américains qui auraient été tués. Et plus encore chez les Japonais, civils et militaires. Par comparaison, les deux bombes ont tué moins de 200 000 personnes. Ce raisonnement ne tenait aucun compte du fait que l’armement atomique développé à cette occasion allait survivre à cette période et devenir potentiellement beaucoup plus
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