Je n'aurai pas le temps
Svetlana a refermé la porte : « Nous tenons à ce que vous gardiez un bon souvenir de notre pays. » Je sens que j’ai vraiment traversé le mur de l’Intourist : ici on parle vrai.
Le moment me paraît opportun pour poser des questions sur l’art contemporain. Svetlana me parle alors d’un de leurs collègues de Pulkhovo qui tenta de faire exposer des œuvres non figuratives dans les corridors de l’observatoire. Refus catégorique. Dans cet État socialiste, l’artdoit porter un message (dynamisant) : son rôle est de promouvoir le communisme. Finalement, et avec l’accord de la direction, les tableaux furent présentés dans une salle. Le succès fut spectaculaire. Le « bouche à oreille » fonctionnant à merveille, même des gens de l’extérieur venaient les admirer.
Mais un matin, un responsable du comité local du Parti communiste téléphone. « Vous faites une grave infraction au règlement. Un inspecteur va venir de Moscou pour constater les faits. » L’inquiétude gagne les organisateurs de l’exposition, qui s’attendent au pire. Un homme se présente, visite l’exposition et dit : « Personnellement, je n’ai guère d’estime pour l’art abstrait. Mais je ne vois là rien qui soit répréhensible. »
Cette histoire me rappelle une expression de mon pays : « La terreur du Bon Dieu qui est à Québec. » Autrement dit : la tyrannie des petits fonctionnaires qui, craignant d’être blâmés, contrecarrent toute initiative et vont bien au-delà de ce que les autorités leur demandent. Ici, cela semble être la règle générale.
Un soir, je suis invité par Svetlana chez un jeune poète. Dans une HLM délabrée, l’appartement est minuscule. Quatre familles se partagent la même cuisine. Le lavabo est insalubre, les robinets fuient. Svetlana me présente à tout le monde. Nous sommes dix-sept à manger des spaghettis carbonara. La chaleur de l’accueil compense la laideur du décor.
Pour commencer la soirée, le jeune auteur déclame ses poèmes. Assis par terre, j’écoute comme une musique la beauté de la langue russe au phrasé scandé et aux finales si caractéristiques. Suivent des chants du folklore ukrainien, accompagnés à la balalaïka. Les verres de vodka circulent et l’ambiance est de plus en plus conviviale.
Un homme m’interroge : « Que pensez-vous du communisme ?
– Votre question me laisse un peu perplexe, lui avoué-je. Avant mon départ pour l’URSS, j’ai reçu une circulaire du gouvernement canadien recommandant aux voyageurs à destination de l’Union soviétique d’éviter de parler politique, précisant que cela pourrait causer des ennuis à ceux qui nous reçoivent. » Un rire général m’interrompt : « Votre gouvernement n’est pas à la page. Nous ne sommes plus sous Staline. Depuis Khrouchtchev, la liberté d’expression est revenue. Fini les tables d’écoute, les dénonciations. »
Cette évolution ne m’est pas inconnue mais je doute pourtant que tout soit devenu si rose, comme me le confirmeront les événements qui suivront. Devant mon extrême réserve, ils prennent alors eux-mêmes la parole et livrent leurs opinions.
« Nous sommes profondément communistes même si nous avons conscience des lacunes et des torts de cette idéologie. C’est un grand et bel idéal qu’il faut cultiver. Comparez le niveau de vie à l’époque des tsars et celui de maintenant. L’éducation populaire a fait de grands progrès. Nous ne manquons ni d’écoles, ni de collèges, ni d’universités. Il y a des hôpitaux partout. » Le discours me semble sincère et raisonnable.
Pourtant, le lendemain, Svetlana frappe à la porte de ma chambre. « Laisse-moi entrer ! » Elle me prévient : « Nous avons des problèmes. Des étudiants doivent venir déjeuner avec toi. Sois discret à propos de la soirée d’hier. Fais attention à tout ce que tu leur diras. »
Un peu plus tard, la réception me téléphone pour me dire que quatre jeunes gens souhaitent me voir. Je descends. Je connais déjà l’un d’entre eux. La veille, il m’a fait visiter son laboratoire de Pulkhovo. La conversation porte d’abord sur ma visite en Arménie. Puis je subodore une subtile tentative pour l’orienter vers la fameuse soirée.
Comme je fais semblant de rien, ils deviennent plus directs. Je donne une réponse volontairement vague, taisant la séquence politique. Ils insistent. Je sens bien qu’ils ne me croient pas, mais je
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