Je n'aurai pas le temps
qu’ils effectuent pour confirmer les idées de leur patron. Ce qui me frappe, c’est leur absence de sens critique. Un comble pour des chercheurs ! À chaque objection formulée, je reçois invariablement la même réponse : « Ambartsumian n’est pas d’accord. Ambartsumian affirme cela. »
La situation commence à me déplaire sérieusement. Je me demande comment je vais réagir. Je me connais, et je sais que je peux devenir narquois. Je vais devoir me contrôler et me prépare déjà à passer un moment désagréable. Nous finissons par arriver à l’observatoire vers 13 heures. Des rideaux de pluie nous privent des magnifiques paysages de montagne. À l’intérieur du bâtiment, les étudiants me font traverser les longs couloirs froids et humides qui conduisent au bureau d’Ambartsumian. Une secrétaire nous reçoit et nous installe dans une pièce attenante. Nous nous asseyons sur des chaises peu confortables, aux dossiers aussi raides que droits. Nous attendons un long moment.
Nous pénétrons enfin dans son grand bureau, plein de revues et de livres d’astronomie. Au mur, des images de familles d’ouvriers aux mines heureuses sous l’œil paternel de Lénine. Un petit homme âgé, trapu, le sourcil en bataille, vient vers moi et me souhaite la bienvenue avec un sourire accueillant. Nous ayant fait asseoir, il dit avoir quelques questions à me poser. La discussion s’installe et, peu à peu, je découvre un homme simple, sans arrogance ni autoritarisme, l’inverse du profil psychologique que m’avait laissé entrevoir la description qu’en avaient fait ses élèves. J’aiavec lui un long entretien scientifique comme je les aime.
Il écoute les réserves que j’émets sur sa théorie et me semble conscient des faiblesses que je lui signale. Les jeunes chercheurs écoutent en silence. Cette situation m’intrigue réellement : comment cet homme, apparemment si simple et si affable, peut-il susciter des attitudes aussi rigides de la part de ses étudiants ? Il est au courant de mes travaux et connaît bien la question de l’origine des éléments légers. En particulier, je lui fais valoir que les mesures que je propose pourraient être fort utiles pour tester ses hypothèses sur la naissance des étoiles. Il semble convaincu et prêt à soutenir le projet de réaliser ces expériences de physique nucléaire à l’université d’Erevan. En fait, ce programme ne se réalisera jamais.
Il est maintenant 14 heures et la faim me tenaille sérieusement. Aussi, je suis ravi quand Ambartsumian propose : « On pourrait peut-être manger quelque chose ? » donnant aussitôt des ordres par téléphone. Quelques minutes plus tard, une dame entre, portant un lourd plateau avec de la vodka, de grands verres et des sandwichs. Solennel, il se tourne vers moi et déclare : « Nous avons ici une tradition de porter des toasts arméniens. » Tous avalent cul sec le contenu de leur verre.
De retour à Erevan, on me fait visiter les laboratoires de l’université. Les locaux sont sombres, sales, et sentent le cambouis. Les appareils semblent dater d’avant la guerre de 14. Ils me rappellent ceux qu’à l’université de Montréal on s’empressait de mettre à la casse pour s’en procurer de nouveaux. Des fils électriques dénudés courent dans tous les sens, les prises de courant grésillent dans l’obscurité. Sur des boîtes vides qui traînent jusque dans les toilettes, on voit le logo des substances radioactives. Devant un spectacle aussi déconcertant, la question que je me pose depuis le début me revient, presque lancinante : maiscomment ces gens ont-ils pu réussir leurs missions lunaires ? !
Par beau temps depuis Erevan, on peut voir le mont Ararat. Mais il est souvent caché par les masses nuageuses que les vents accumulent autour de son sommet. Ce n’est que le jour de mon départ que, de l’aéroport, je peux enfin l’apercevoir, émergeant de la brume épaisse. Sortant mon appareil photo, je prends un cliché du mont Ararat. « C’est interdit ! Cet aéroport sert aussi de base militaire », me soufflent mes compagnons en me désignant un soldat qui accourt en hurlant. Large poitrine bardée de décorations, kalachnikov en bandoulière, il est à la fois typique et caricatural. Tout en continuant de vitupérer, il m’arrache l’appareil des mains et s’apprête à l’ouvrir. Deux simples mots, prononcés par l’un de mes compagnons, vont me sauver :
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