Je Suis à L'Est !
perçus ; maintenant, vont-ils se défouler sur moi, monter un sale coup ? Quâest-ce quâils veulent ? Quelle idée dâaller au resto ? Cela sert à quoi ? Quel est lâintérêt dây aller, lâannée est finie, et, chic, on peut rentrer chez soi et bouquiner tout lâété⦠Le jus dâorange, on peut le boire à la maison. Pour faire une confidence : cet été, un groupe dâétudiants mâa invité à déjeuner près de lâInstitut des langues étrangères de Samarkand où je suivais des cours. Eh bien, jâai eu à peu près la même attitude, à peine plus polie je le crains, quâil y a toutes ces années près de Chez Basile. Les apprentissages ne sont pas aussi simples quâattendu â même chez ceux qui les prêchent.
Le propre de lâangoisse, quand on la vit, câest quâelle provoque un effet paralysant, on ne peut pas forcément réfléchir en toute lucidité. Les autistes, de grands anxieux, deviennent et passent, parfois, pour des acteurs irrationnels. Alors que je crois que leur angoisse a des raisons, un mécanisme causal clair.
Pour le dire autrement. Si on mâavait dit : le dernier jour de classe, le cours se finit à 17 heures, à 17 h 10 il faut entrer dans le café Chez Basile et sâasseoir à la première table, dire au monsieur ou à la dame : je veux un jus dâorange. Sachant cela deux mois à lâavance, jâaurais discrètement repéré les lieux, jâaurais peut-être regardé sur Internet â même si, à lâépoque, Internet nâétait que balbutiant â ou me serais documenté autrement. Et jâaurais sans doute mieux su faire face. Y compris en racontant peut-être quelque vieille histoire survenue au Basile, que même les employés ignorent, et qui aurait pu faire illusion sur le fait que jâétais un connaisseur du lieu.
Jeux sociaux
Tandis que, au tout début de mon passage à Sciences Po, je ne voyais pas les interactions sociales de mes camarades (ne parle-t-on pas parfois de « cécité mentale ? »), petit à petit, je commençais à en percevoir certaines. Un peu comme lorsque, ignorant tout des champignons, on se retrouve en forêt avec un spécialiste ; tandis que lâon ne voit rien, peu à peu, grâce à ses explications, on se rend compte de combien de champignons on est entouré.
Dâailleurs, la petite histoire de Basile a apporté certains éclairages sur ce point : jâai bien ressenti la gêne et la volonté au moins dâun camarade de classe à changer la situation.
Durant ma première année à Sciences Po, je me rendais également compte, épisodiquement, que les autres entretenaient des contacts « occultes » dont jâétais quelque peu exclu. Sur la quinzaine dâétudiants de ma classe, je compris que si je disais bonjour personne ne refusait de me dire bonjour ; mais je ne disais bonjour quâà un ou deux, puis peut-être quatre ou cinq dâentre eux, mâattirant chaque fois ou presque leur réponse, dans un mécanisme assez amusant.
Jâavais réussi à raconter quelques premières blagues. Notamment, en fin dâannée, je me souviens, jâavais réussi à faire rire. Dans la salle, les tables étaient regroupées en cercle : on pouvait faire le tour des tables et sâasseoir nâimporte où. Il y avait trois étudiants au moment de mon arrivée un peu à lâavance en cours, et à lâentrée jâavais fait le long tour pour mâasseoir, alors que je pouvais prendre un chemin plus court. Lâune des filles mâa interpellé pour me demander pourquoi je faisais tout ce chemin-là , et jâavais réussi à dire : « Tu ne sais pas que je me déplace toujours dans le sens trigonométrique ? » Cela les avait amusés. Et moi ça mâavait fait plaisir parce que jâavais réussi.
Toutefois, je nâétais quâà une fraction des aptitudes relationnelles attendues. Câest alors que je compris que tout ne se passait pas tout à fait comme prévu dans les textes officiels, et que, parfois, des petites entorses au règlement étaient le prix à payer pour les
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