Je Suis à L'Est !
toute éventualité à lâinstar des voyageurs interplanétaires de Jules Verne.
Puis vint lâouverture des portes. Jâignore combien nous étions, peut-être cent cinquante, à avoir été convoqués ce matin-là . Premières minutes, première claque. Jâai observé une chose curieuse. Alors que personne ne se connaissait, chacun venant dâun bled différent, en quelques instants, cinq minutes à peine, des groupes sâétaient déjà formés. Des groupes de discussion, des groupes de cinq, dix personnes tout au plus. Et comme on peut le deviner, je fus probablement lâun des seuls à rester en dehors. Je nâétais pas spécialement surpris : câétait un peu ce que jâavais vécu durant toute ma scolarité. Une sorte de malédiction se reproduisait. Que je nâai pu quâaccueillir avec fatalisme.
Une séance solennelle suivit. Les deux directeurs, aux titres ronflants et vénérés de tous, ont dit quelques mots. De les savoir tous deux morts à lâheure où jâécris ces lignes â lâun de la mort « vieille France » la plus fastueuse qui soit, lâautre dâune mort de starlette dont la presse nationale a préféré taire les détails scabreux, mais tous deux bel et bien morts alors que leur puissance il y a peu encore paraissait infinie â donne à réfléchir. Mais cela, je ne le savais pas encore à lâépoque.
Notre premier cours, en petit comité, suivit. Dans un petit salon, avec des boiseries, une cheminée en marbre et la désagréable sensation dâavoir affaire à une imitation, à des fins de distinction sociale, de styles architecturaux plus anciens. Le prof a commencé par faire lâappel. Il faut savoir quâà Sciences Po, jâignore si câest encore le cas, le dossier dâinscription demandait le nom du père, les décorations du père, le nom de la mère, les décorations de la mère. Tout est dit. Lâappel était donc sur le mode : « Pierre S., que fait votre père ? â Général de lâarmée de lâair. â Très bien, Monsieur S. » Ou encore : « Ãdouard Guigou⦠dites-moi, Guigou, cela mâévoque quelque chose⦠â Oui, oui, tout à faitâ¦Â â Très bien, Monsieur Guigou », réplique le prof, prenant son crayon. Peu après, la machine se grippe : « Ske⦠Sko⦠Skounchâ¦Â » â là jâai compris que câétait moi. « Profession du père ? â Chômeurâ¦Â » Rude entrée en matière.
Les autres cours furent sur le même mode. Inadaptation sociale dâun côté, riches découvertes de lâautre. Dans tous les sens de lâexpression. Jâen ris maintenant, mais nâen avais pas le loisir, ou nâosais pas le prendre, sur le moment. Je mâétais aussi promis de faire des efforts. Sans succès. Autant, quand jâétais au lycée, je pouvais me dire que jâétais « exclu » du fait dâun lourd passé ; autant alors, quand le même scénario se répétait face à des gens totalement inconnus, cela avait lâeffet dâun petit coup de marteau. Il faut cependant ajouter que jâétais dans un tel état dâesprit en allant à Sciences Po que la présence dâune guillotine dans la cour ne mâaurait quâà peine surpris.
Et pourtant. Les mauvaises surprises du quotidien mâattendaient là où je ne les anticipais pas. à commencer par la redoutable épreuve de savoir dire bonjour. à lâépoque, cela était particulièrement délicat pour moi. Il ne faut pas sous-estimer ce point qui peut paraître évident. Si lâon prend lâexemple du bonjour dans dâautres cultures, par exemple dans la Chine traditionnelle, il y a lâobstacle évident de la connaissance ou non de la formule verbale et de la gestuelle associée. Mais également la confiance en soi en exécutant le rituel ; le fait de croire quâon lâaccomplit de manière incorrecte peut avoir de grandes conséquences, et ce pas seulement sur le plan psychologique. Sans même évoquer la question des variantes multiples du rituel : saluons-nous chacun de la
Weitere Kostenlose Bücher